Au commencement était la mer

AU COMMENCEMENT était un doute, celui qui vous submerge quand vous vous apprêtez à entreprendre une nouvelle épopée littéraire, une épopée que vous souhaiteriez grande comme cette kyrielle de « petites pauses lecture » qui ont pourtant su vous marquer, tant par leur diversité que par leur fantaisie. AU COMMENCEMENT était cet appétit pour ce vent de fraîcheur qui souffle sur votre petite routine quotidienne quand, l’objet du délit entre les mains, vous ignorez la symphonie des klaxons, la complainte des pantins articulés qui s’agitent dans votre télé, et les rires des voisins. Et vous voilà bercé par une sensation étrange et éphémère d’être happé par une force invisible, la rétine aiguisée, les doigts opérationnels, pour dévaler à une vitesse délirante ces pages qui vous mèneront jusqu’à la chute : cette fin que vous espérez à la hauteur de vos espérances.

Au commencement était la mer,

AU COMMENCEMENT étaient trois ou quatre mots, si ce n’est cinq –sans vouloir exagérer– lancés à la volée par deux lecteurs compulsifs, qui, à grand renfort d’alexandrins élogieux et de belles paroles, surent me convaincre de glisser cet ouvrage au fond de ma poche (oui, bien-sûr, entre amis on ne se parle qu’en alexandrins). Et… Au commencement était la mer…

…dont le bruit des flots, omniprésent, berce tant les rêves que les cauchemars de la jeune Nadia. Cette mer, infatigable, énigmatique, impénétrable, qui déverse ses flots sur les bords de l’Algérie, est capable du meilleur comme du pire, de subjuguer par sa beauté et son calme, et l’instant d’après de déverser sa colère et sa lie sur les rivages d’une terre soumise à sa volonté. Imprévisible était l’adjectif qui faisait défaut. Au commencement était la mer est le récit d’un balancement incessant entre une douceur apparente et une brutalité tacite, entre le calme et la tempête, entre ce soleil d’Alger symbole d’exotisme et de dépaysement, mais aussi d’une réalité plus crue pour ceux qui l’endurent au quotidien.

La brutalité de la vie algérienne des années 90 s’exprime au travers du personnage de Nadia, jeune femme qui s’insurge d’être soumise à la loi des hommes, d’être considérée comme une citoyenne de seconde classe, convaincue d’être enfermée perpétuellement dans cette prison que l’on marque du sceau de la tradition et de la religion. Nadia a, semble-t-il, perdu à la grande loterie des naissances, et n’est pas venue au monde là où il le fallait. Mais contrairement à tant de voix qui se taisent, Nadia, révoltée, indignée, excédée, telle une Antigone moderne, est la conscience de milliers de jeunes femmes pour qui cette réflexion est un leitmotiv clamé dans les ténèbres, ceux de l’intolérance et de l’ignorance :

« Au nom de quelles lois absurdes, incompréhensibles, doit-elle toujours renoncer à dire, à faire ? Avoir toujours à l’esprit ce qui se fait, ce qui ne se fait pas. Obéir à ceux qui veulent régir sa vie : son frère, sa mère et tous les autres. Vivre sous les regards qui jugent, qui jaugent, qui agressent, qui condamnent. Des blessures incessantes qui lui donnent parfois envie de se battre, mais la laissent surtout meurtrie et vulnérable » (page 12).

C’est sur les rives de la Méditerranée que naissent ses désillusions, ce goût amer de ne pouvoir se baigner, les regards perçants de ceux qui jugent que refuser de porter le voile est un affront ignominieux envers l’islam, le rigorisme des uns et le fanatisme des autres ; bref, ce tableau d’une Algérie de l’ombre, dissimulée à l’Occident qui n’y voit que le soleil ardent et les marchés d’Alger. Une fois pénétrées les ruelles sombres, les recoins de la ville blanche se dévoileront aux yeux du lecteur : l’Alger de la guerre, les journées d’été interminables dans les cités, les incompréhensions familiales ; mais surtout l’ombre furtive de Djamel, son frère, protagoniste ordinaire d’un écrasement ordinaire. Le poids de son regard, sa silhouette qui se faufile sans répit derrière elle, sa présence pesante, ce sont les premiers symptômes d’une société malade, touchée de plein fouet par quelques Codes édictés par une poignée d’hommes, auto-proclamés « défenseurs » de la morale, « pour purifier par le feu et par le sang ».

Dans les rituels immuables de la prière, des repas en famille et des mariages, apparaissent des tâches noires, celles qui guettent toutes les religions : l’extrémisme, les interdictions qui ne s’appliquent qu’aux femmes – « éternelle pécheresse » –, les jeunes hommes frustrés par leurs rêves solitaires dans un pays où ils ne peuvent entrevoir chez les femmes que leurs formes, les premières chairs visibles qui excitent les corps lancinants, « la concupiscence de ces hommes qui interdisent à leur propre sœur de se baigner pour ne pas attirer les regards des prétendants ». Premières ombres, premières menaces dans un ciel pourtant si bleu…

Dans ce désenchantement permanent, que reste-t-il à Nadia ? « Cette Algérie qu’elle aime [malgré tout] d’une ardeur innocente », l’odeur du couscous, les effluves de la ville blanche en ébullition, le soleil qui n’en finit pas de les écraser, les voix de la prière psalmodiée ? Dans ce quotidien atemporel, cette fresque tout à fait banale, apparaît l’héroïne anonyme touchée de plein fouet par des rêves incroyablement ternes et mornes, comme si ce n’était là que l’apanage d’une jeunesse désabusée. Jeunesse brisée, jeunesse sacrifiée. Où sont les petites bêtises et les grosses conneries qui forgent l’expérience ? Où sont les premiers émois, à la vue et aux yeux de tous ? Les regards qui se cherchent et se dérobent dans un léger malaise ? Les gestes hésitants qui sont comme des caresses qui détonnent avec ce soleil de plomb ? Les premiers contacts, effleurés, qui feront battre les cœurs ? Tout cela est caché. Masqué. Comme si rien n’avait existé. Comme si rien ne pouvait exister. Parce que rien ne peut exister hors des Codes.

Au-delà des interdictions faites aux femmes, Au commencement était la mer est un roman sur la liberté, sur une jeunesse repliée sur elle-même, qui n’ose déployer ses ailes et laisser libre cours à son existence. On lui a enseigné la morale, à respecter les dogmes religieux ; elle a appris à les restituer, comme une jeune femme respectueuse, restituer les choses comme si elle y croyait. Comme quelqu’un que l’on gave de préceptes qui essaie, tant bien que mal, de les digérer. Au-delà du témoignage individuel, Maïssa Bey nous décrit, grâce à une écriture poétique, épurée au possible, quasi flottante, les stigmates d’une injustice banalisée envers les femmes, mais aussi les idées radicales et les grosses folies de quelques hommes au nom de la religion. Le lecteur est captivé, happé par ce récit véridique, que l’on s’imagine autobiographique tant les détails nous paraissent si proches de la réalité. Le lecteur y découvre la puissance des mots, semblables à des armes, qui nous livrent cette vérité dans cet éternel balancement, cet équilibre instable entre la brutalité des idées et la douceur du style. Maïssa Bey réussit là un pari risqué, celui de ne pas stigmatiser cette Algérie en proie à ses démons et de sans cesse nuancer ses propos : la dénonciation est un art subtil.

Au commencement était la liberté.

Au commencement était la mer, Maïssa Bey. L’aube poche, 2007.

Par Maxime

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