L’Imposteur, 200% de fiction !

L'Imposteur, Javier Cercas, Actes Sud,

Javier Cercas a écrit d’immenses romans fortement inspirés du réel (Les Lois de la frontière, Les Soldats de Salamine…). Cette fois, il a envie de changer et de plonger dans la fiction. Or, l’affaire Enric Marco le titille… Après plusieurs années d’hésitation, il franchit le pas et s’inspire de cette histoire vraie, mais saturée de fiction, pour livrer L’Imposteur, l’implacable portrait d’Enric Marco, l’imposteur qui a marqué l’Espagne.

Enric Marco a eu une enfance difficile : né dans un asile, ballotté de familles d’accueil en familles d’accueil, une adolescence pleine de bruit et de fureur, ont débouché sur un emprisonnement en Allemagne, à Kiel, pendant la guerre, alors qu’il était un travailleur volontaire (fuyant le franquisme). Mais ce n’est pas exactement ce qu’a raconté Marco à l’issue du conflit. Il en est revenu comme un déporté emprisonné par les nazis au camp de concentration de Mauthausen.
Enric Marco est accro à la popularité et à la vie publique. Après de longues années à la CNT, il devient président de l’Amicale de Mauthausen, association qui œuvre en faveur des déportés et de leurs familles. Durant des années, il multiplie les apparitions, conférences de presse et autres allocutions, partageant sans modération son expérience de victime du nazisme, s’exprimant au nom de tous les Espagnols déportés et, au-delà de ça, de toutes les victimes de la guerre.
En 2005, c’est la catastrophe. Un historien, Benito Bermejo, démonte le château de cartes et avance une nouvelle stupéfiante : Marco n’a non seulement jamais été déporté, mais a aussi menti sur l’ensemble de son héroïque C.V. En Espagne et dans le monde entier, c’est la consternation.

Avec obstination, Javier Cercas entreprend, en 2009, de détisser la très complexe autobiographie fictive d’Enric Marco, âgé aujourd’hui de 94 ans, en multipliant les recherches et en allant se renseigner directement à la source : auprès de Marco lui-même, jamais avare de confidences – soigneusement contrôlées toutefois.
C’est à un monument qu’il s’attaque, car Enric Marco n’a évidemment pas dit son dernier mot. Revenant largement sur les motivations (ou les non-motivations, d’ailleurs), qui l’ont poussé à s’intéresser au sujet, Javier Cercas livre une enquête très documentée sur le personnage, mais aussi sur la mémoire historique qui a été tellement à la mode (et sombre depuis dans l’oubli). S’appuyant sur l’adage simple, mais efficace, selon lequel le passé n’est jamais vraiment passé, il entreprend de montrer les impacts qu’ont eus les mensonges de Marco sur l’association et, au-delà de ça, sur la société d’un pays qui a, lui aussi, reconstruit son passé pour tâcher d’en gommer les zones d’ombres les plus obscures.
Le texte est sur le fil du rasoir : Cercas n’est là ni pour condamner, ni pour réhabiliter Marco, mais seulement pour essayer de comprendre le personnage, tout en s’interrogeant sur la pertinence de son propre texte. Et c’est une entreprise hautement ardue, d’autant que, malgré une prose on ne peut plus claire, Cercas ne déflore pas totalement le mystère. Ce qui, finalement, n’est pas plus mal et laisse au roman toute sa fonction.

En s’attaquant à la biographie réelle et fictive d’un homme qui s’est fait romancier de lui-même, Javier Cercas tisse d’intéressants parallèles entre fiction et Histoire et démontre, si besoin était, qu’il est dangereux de ne pratiquer celle-ci qu’au travers de la mémoire des témoins. Si le départ de ce roman sans fiction – et pourtant saturé de fiction – est un peu déconcertant par son aspect clinique, la suite s’avère absolument passionnante.

L’Imposteur, Javier Cercas. Traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Alexandre Grujicic, Actes Sud, 2 septembre 2015.

A propos Oihana 710 Articles
Lectrice assidue depuis son plus jeune âge, Oihana apprécie autant de plonger dans un univers romanesque, que les longues balades au soleil. Après des études littéraires, elle est revenue vers ses premières amours, et se destine aux métiers du livre.

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