L’amour et les forêts : un roman d’amour et de révolte

Paru à la rentrée littéraire 2014, le roman d’Eric Reinhardt L’amour et les forêts s’inscrit dans la tendance harcèlement et malveillance de tous les jours. Ne vous méprenez pas : le livre n’est pas un appel général à une nuisance exercée sur autrui mais au contraire, il dénonce le harcèlement quotidien, ici dans la vie conjugale. Une femme laisse entrevoir sa vie à l’écrivain, devenu pour ce roman personnage de sa propre fiction. Au fil du livre, dans une sorte d’enquête au passé, le lecteur et l’écrivain vont découvrir la réalité du quotidien de Bénédicte Ombredanne.

Le trio pourrait être classique : la femme, le mari, l’amant mais s’y intercale ce narrateur écrivain, à la fois témoin et enquêteur. Deux vies s’entrecroisent ainsi dans ce roman : celle de l’écrivain qui reçoit un beau matin la lettre d’une lectrice disant son admiration. Parce qu’il est en période de doutes, parce qu’il est par nature curieux, et parce que cette première lettre dessine le portrait en creux d’une inconnue, il la rencontre. Au fil des rendez-vous et des mails,  une femme se raconte par bribes : sa vie est un enfer.

L’amour et les forêts, Eric Reinhardt, Gallimard

Récit d’avilissement, sordide, angoissant, dépravant, le récit de Bénédicte est aussi un formidable chant d’amour, un cri contre la domination maladive de son bourreau et une ode à la liberté de penser, d’aimer et d’être.

Le titre poétique renvoie aux deux aspects de l’amour dans la vie de Benédicte Ombredanne. D’un côté, cette journée extraordinaire passée avec un amant presque irréel tant il est parfait, la beauté de la campagne, la pureté des sensations avec un symbolisme très romantique où la nature belle et généreuse reflète l’état d’esprit amoureux. De l’autre, les moments terribles de déréliction du psychisme et du couple, où Bénédicte dit elle-même avoir l’impression d’entrer dans une futaie sombre, inquiétante où les troncs se resserrent. Le style est plein d’humour quand elle est en accord avec la nature, et surtout avec la sienne, il devient sombre, oppressant quand elle perd pied sous l’argumentation maladive du mari : le rythme des phrases se bouscule, scandant un débit de paroles sans répit et un flot de questions harassantes. Par un phrasé sans interruption, l’auteur reproduit le tempo guerrier de ces interrogatoires en litanie, dans un martèlement de questions où les réponses de l’autre, pas plus que son existence, n’ont de place.

Sans jamais aller trop loin, l’auteur réussit à décrire l’insoutenable, comme si on entendait le cœur de Bénédicte battre, s’emballer, se résigner, puis s’éteindre sous les reproches du mari, monologue de questions-réponses qui laisse à peine au lecteur le temps de respirer.

Mais Eric Reinhardt s’arrête juste au moment où la lecture pourrait ne plus être supportable, et où on pense à refermer le livre : il change alors de point de vue et de rythme, comme par délicatesse pour son lecteur ou pour montrer combien la réalité est complexe. Présents plusieurs fois au fil de la narration, ces changements sont aussi les passages où la qualité et la poésie de l’écriture sont encore plus essentielles : permettant au lecteur de dépasser le contenu et de poursuivre sa lecture, comme si la pureté de la langue permettait de transcender le pire, et que l’auteur, avec ses moyens d’écrivain, lui prenait la main pour continuer et ne pas abandonner Bénédicte en chemin.

Dans les premières pages, le narrateur est l’écrivain, celui qui analyse ce qu’il perçoit et voit : Eric Reinhardt, l’auteur, le vrai, se met alors en scène, n’épargnant ni sa sincérité, sa lassitude, ses angoisses créatives ou ses besoins de réassurance. Dans un style presque classique par ses constructions de phrase, longues, pleines de relatives et de digressions, il parvient à écrire le foisonnement des pensées enchevêtrées dans un cerveau, la curiosité pour une histoire de vie devenue source d’inspiration, et le constant aller-retour entre réel et fiction que pratique un romancier.

Plus loin, le lecteur se trouve dans la tête de Bénédicte Ombredanne qui décrit sa vie, avec une certaine distance. Recul et ironie quand elle s’attaque à Meetic, sans pathos ni émotion lors des monologues inquisiteurs du mari. Enfin lyrisme et souffle épique pour dire l’amour véritable, les moments sereins, les déclarations amoureuses et le corps réconcilié avec l’âme.

D’autres chapitres donnent la parole à la sœur, ou à des relations de Bénédicte, qui livrent leur version des faits et éclairent, autant pour le lecteur que pour l’écrivain de fiction, la vie de cette femme.

Il est notable que le harceleur, qui dans la vie semble atteint de logorrhée verbale, n’ait jamais la parole dans le livre : tous ses actes ou paroles sont décrits ou rapportés par les autres, victime ou spectateurs du harcèlement. Finalement son existence dans le roman, existence que l’on pourrait qualifier d’indirecte (comme le style), agit à la façon d’une revanche de la fiction sur le réel : à aucun moment dans le texte, le mari n’a directement la parole, à aucun moment nous n’entrons dans sa tête. Ainsi ce personnage ne peut tenter d’interférer dans notre perception de lecteur, révélant par cette construction narrative un véritable choix d’auteur.

En refermant ce livre, on se dit que l’on vient de lire une version noire de Belle du Seigneur, une histoire d’amour et de désespoir où le personnage du mari falot serait devenu harceleur. Et où l’amour de la langue française et de l’écriture apporte douceur, beauté et réconfort à chacun des chapitres. Avec un soupçon d’amertume, on comprend que ce roman, L’amour et les forêts, reflète avec justesse une évolution de la société par rapport à celle que décrivait Albert Cohen en 1968 et que la littérature, avec un roman comme celui-ci, a un rôle primordial pour analyser la réalité qui nous entoure, aussi dramatique et éprouvante soit-elle. Cette capacité à retranscrire le monde et à en témoigner avec sincérité est la marque d’un écrivain qui accepte de prendre des risques : notamment celui que son lecteur ne puisse terminer le livre. Eric Reinhardt est allé jusqu’au bout : son roman, L’amour et les forêts est un livre que l’on termine révolté.

L’amour et les forêts, Eric Reinhardt. Gallimard, 2014.

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