La Route étroite vers le nord lointain : magistral !

ROMAN AUSTRALIEN — Lauréat du Man Booker Prize en 2014, actuellement en lice pour le prix Relay 2016, La Route étroite vers le nord lointain est un de ces romans dont on ne peut sortir indemne. Servi par une écriture intense et visuelle, le récit de Richard Flanagan est d’une force rare. Il nous plonge dans les souvenirs de Dorrigo Evans, chirurgien australien réputé, véritable héros national.

Fait prisonnier pendant la guerre, Dorrigo a vécu toute l’horreur de la vie dans un camps de travail japonais, quand les Australiens capturés pendant le conflit devaient s’échiner à construire une ligne de chemin de fer en pleine jungle, entre l’actuelle Thaïlande et la Birmanie. Vaine entreprise, menée par des hommes rapidement diminués par la faim, les ulcères, le choléra, les tortures… Médecin, Dorrigo assiste presque impuissant à la mort de ses hommes. Dans l’esprit du lecteur prennent forme des scènes terribles : dans cette jungle impitoyable évoluent des hommes au bord de la famine, rongés par la maladie, les insectes, et le désespoir…

Bien des années plus tard, Dorrigo est sollicité pour écrire la préface d’un ouvrage sur ces années de douleur, réalisé à partir des dessins d’un de ses camarades d’infortune. C’est l’occasion pour le vieil homme de se souvenir de tous ces hommes qu’il a côtoyé au quotidien, dont peu ont survécu.

Terrible récit de guerre, La Route étroite vers le nord lointain est un roman sans concession, qui dessine avec précision une période méconnue de la deuxième guerre mondiale, les camps de travail japonais étant en effet une réalité de la guerre assez peu connus des lecteurs européens. Très marquantes, ces pages consacrées au quotidien le long de la ligne de chemin de fer possèdent une force d’évocation visuelle indéniable : les tentes ouvertes aux quatre vents où agonisent les malades, la boue omniprésente et les odeurs semblent s’imposer à l’esprit du lecteur. Le projet est absurde, et, alors que les hommes s’épuisent et meurent à la tâche, les Japonais augmentent la cadence et les poussent à une performance impossible. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’absurdité de la guerre.

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Pendant que Dorrigo essaie tant bien que mal de soigner ses compagnons, tombant malades les uns après les autres, leurs membres s’infectant et leurs corps se recouvrant de plaies, une pensée le sauve : celle de l’amour qu’il porte à Amy, une femme mariée à son oncle avec qui il a entretenu une passion dévorante. La guerre les a séparés mais Amy demeure une lueur dans l’obscurité de la vie actuelle de Dorrigo.

Puis, quand le roman s’intéresse à l’après-guerre, Richard Flanagan pose la question intéressante de l’impunité des crimes de guerre, et de la notion de devoir en période de guerre. Car La Route étroite vers le nord lointain ne suit pas que Dorrigo : certains des tortionnaires du camps réapparaissent à la libération, et le lecteur apprend ce qu’il advient d’eux, les remords et les regrets qu’ils nourrissent (ou non). Ces méchants sont-ils vraiment si méchants ? Peut-on être tortionnaire et amateur d’art, par exemple ? Peut-on être un monstre à un moment de sa vie, et un bon citoyen par la suite ? Le récit de Richard Flanagan n’a rien de manichéen : Dorrigo lui-même, devenu héros de guerre par la force des choses, peut se montrer défaillant dans sa vie civile, devenu mauvais époux et mauvais père. La Route étroite vers le nord lointain est par ailleurs un roman sur la violence comme sur l’amour, sur l’oubli comme sur le souvenir. Rien n’est tout blanc, rien n’est tout noir. Et c’est ce qui fait tout le sel de ce roman exceptionnel.

La Route étroite vers le nord lointain, Richard Flanagan. Actes Sud, 2016. Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon.

A propos Emily Costecalde 1036 Articles
Emily est tombée dans le chaudron de la littérature quand elle était toute petite. Travaillant actuellement dans le monde du livre, elle est tout particulièrement férue de littérature américaine.

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