Nous sommes l’eau, les remous du passé

Nous sommes l’eau est un gros pavé, 680 pages, qui raconte l’histoire d’une famille au moment où la mère, Annie Oh, célèbre artiste née à Three Rivers dans le Connecticut, va se remarier avec sa galeriste new yorkaise, Viveca.

Wally Lamb, qui avait déjà captivé avec Le Chagrin et La Grâce, nous fait entrer dans ce roman par une porte dérobée : une interview du vieil homme qui a découvert Annie à ses débuts, et qui est aussi celui qui a rencontré et exposé pour la première fois cet artiste inclassable mort assassiné, Josephus Jones, une sorte de Douanier Rousseau à l’Américaine, dont les toiles ont à priori disparu. Dès les premières lignes, sont ainsi posés tous les fils conducteurs du roman sans que le lecteur ne devine leur importance dans le récit à venir ni surtout ne sache dans quel sens ces fils vont se tendre et se nouer.

À partir de là, impossible de lâcher ce roman…

Pour la famille Oh, la perspective du mariage cristallise toutes les tensions, les évidentes mais aussi les plus indicibles. Annie, 50 ans, va se remarier avec une femme après trente ans de mariage avec Orion, son ex-mari avec lequel elle a eu trois enfants, quand celui-ci, psychologue à l’Université, se trouve obligé de démissionner à la suite d’une plainte déposée par une de ses étudiantes…

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Parvenu à ce point de bascule de leurs existences et à quelques jours de la cérémonie, le couple se souvient : à 18 ans, Annie était une jeune femme fragilisée dont Orion avait pris soin. Revisitant le passé, chacun tente de comprendre ce qui lui est arrivé. Ils ont conscience que l’oeuvre d’Annie a agi comme une force souterraine, libératrice et violente, et qu’elle a permis l’éclosion de cette nouvelle femme qu’est Annie aujourd’hui. Une artiste reconnue.

Le premier fil se met ainsi en place : celui de la création

Une indéniable parenté de créativité presque impulsive, réunit Josephus Jones et Annie, deux artistes autodidactes, poussés par une volonté de créer qui semble les dépasser et qui réussit à leur apporter un certain apaisement. On pressent aussi une parenté de solitude chez ces deux artistes, qui ne se sont jamais rencontrés dans le temps, réunis par leur fragilité, leur impossibilité à s’exprimer, et par leur manque de défenses. Démunis face à un système social ou familial qui ne les protége pas, leur souffrance reste secrète. Chacun à leur manière et chacun dans leur temps, ils sont parvenus à la sublimer par leur art, mais la création est, ou a été, pour chacun  un acte qui isole et coupe de la relation à autrui. Face aux œuvres d’Annie et de Josephus Jones, on ne peut s’empêcher de penser au Facteur Cheval, à Annette Messager ou Niki de Saint Phalle.

Un art en colère, lit Orion dans un article écrit sur les œuvres de son ex-femme.

Une colère qui est le deuxième fil de ce roman

Car il est question de cela tout au long du livre : de la colère du mari contre sa femme qui le quitte, d’enfants qui ne comprennent pas leur mère, d’adultes qui ne parviennent pas à dépasser le sentiment d’abandon qui les hante, de rébellion contre les événements et les accidents de la vie. Mais aussi d’une femme et d’une mère face à la violence qui est en elle. Et d’enfants devenus adultes surpris par des directions de vie qui leur échappent. Enfin, il s’agit de révolte contre ses propres faiblesses, ses peurs et ses compromissions, qu’elles soient dues au manque d’éducation, à l’inexpérience ou à la solitude.

La colère est aussi celle qu’Annie retourne contre elle-même et qui s’appelle remords et culpabilité. De ce sentiment destructeur qui travestit sa perception. Qui l’a fait se taire sur l’inavouable. Chacun des personnages de ce roman porte en lui une fureur plus ou moins contenue, et prête à se déverser. Une colère qui affleure, dépasse, et emporte, tout comme cette inondation de 1963 qui a ravi à la petite Annie de 6 ans sa vie tranquille et son insouciance au sein d’une famille heureuse. Une colère qui remonte, sans déterminer vraiment d’où elle vient.

Quelle est notre part de responsabilité ? se demandent chacun de leur côté Annie et Orion, quand ils réalisent que leurs enfants ne sont pas si solides qu’ils le voudraient : Marissa boit trop, Ariane a choisi d’avoir un enfant seule et Andrew s’est engagé dans l’armée et les bras d’une puritaine.

Au fil du roman, la colère monte. Le lecteur tourne les pages avec une angoisse d’abord discrète mais tenace, il entend gronder le malaise d’Annie, il éprouve sa peur. Il tremble au fil des non-dits et des silences jusqu’au jour du mariage où un concours de circonstances ramène le passé au cœur du présent. Tout explose, en désordre : un secret révélé n’arrive jamais au bon moment ni dans le bon ordre et il n’est pas toujours révélé à la personne la plus habilitée à le recevoir.

Le troisième fil, c’est la compassion

L’affection qui unit et protège les membres de la famille Oh malgré leurs dissensions et leurs oppositions, comme une couche protectrice qui les empêche de tomber au plus profond, au-delà de toutes leurs erreurs et manques de discernement.

La vie qui nous a choisis, dit l’un d’eux, dépassé par ce qui leur arrive. Le romancier, lui, ne lâche pas la main de son lecteur : il lui fait partager sa tendresse et sa compassion pour cette famille si terriblement humaine et pleine de failles. Le lecteur commence à les aimer. Très vite, il s’inquiète pour eux. Vont-ils s’en sortir ? se demande-t-il, devinant au fil des pages que quelque chose ne va pas aller… Une angoisse impalpable au début est ensuite exprimée par chaque personnage, chacun à sa façon, comme de petites bulles échappées à la surface d’une eau lisse.

Bien avant les personnages, le lecteur sait que tout va craquer. Ce pressentiment lui fait avaler les pages de plus en plus vite. Il guette le point de rupture. Il voudrait prévenir et protéger ces personnages auxquels il s’est attaché. Il voudrait leur donner ce que la vie leur a refusé. Au mariage, la tension l’étrangle : il craint l’instant où ses héros vont être acculés et où les fils vont se nouer désespérément autour de leur cou.

Grâce à une construction habile en  cinq parties, Wally Lamb  nous plonge d’abord au sein du couple, par une sorte de puzzle de monologues intérieurs ou de scènes vécues par l’un ou l’autre. La deuxième partie, très courte, est glaçante : le lecteur se trouve dans la tête de la complice implicite du meurtrier de Josephus Jones, complice dans le silence et la lâcheté. La troisième partie nous fait entrer dans l’univers de chacun des enfants Oh.

Et une quatrième partie s’ouvre avec le cousin Kent qui nous prend aussitôt à partie…

Tout le talent du romancier consiste à se glisser dans les pensées et dans l’intimité de chacun, à rendre compte de ce qui se passe d’un point de vue particulier, parlant avec un je qui souligne les différences, les interrogations et les préoccupations de chacun. Il est intéressant que Viveca, la nouvelle épouse d’Annie, qui est le catalyseur de tout ce bouleversement, n’ait, elle, jamais la parole dans ce livre. Présence solide et rassurante, son rôle est de rester extérieure à ce qui se joue dans la famille.

Par délicatesse pour son lecteur, le romancier lui offre une bouffée de répit avec une cinquième partie. Il nous remet face aux personnages trois ans plus tard : que sont-ils devenus ? Le lecteur est heureux de les retrouver et de constater que la plupart s’en sont sortis, il comprend que des rapports se sont inversés à jamais et que d’autres ne trouveront plus le repos. Et qu’il leur faut peut-être accepter de se laisser porter…

Un livre qui reste longtemps dans l’esprit une fois refermé, avec la sensation d’avoir plongé dans une eau agitée et mystérieuse.

Nous sommes l’eau, Wally Lamb. Belfond, 2014. Traduit de l’anglais par Laurence Videloup.

Par Isabelle

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