Poison City, l’art de la censure au Japon

Poison City, Tetsuya Tsutsui, Ki-oon

Avec ses trois premiers titres, Duds Hunt, Reset et Manhole, Tetsuya Tsutsui s’est bâti une belle réputation de mangaka. Incisifs, nerveux et ancrés dans un Japon moderne et tourmenté, ses mangas bourrés de suspense ont conquis les lecteurs.

Mais en 2013, il découvre que le volume 1 de son polar Manhole est censuré, en raison d’une « incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes ». La censure émane de la section des affaires sociales et de la santé du département de Nagasaki. Conséquence : son manga est retiré des librairies et bibliothèques du département. L’auteur n’en a jamais été averti. Au-delà du choc initial, il s’interroge sur les raisons d’une telle censure, surtout lorsqu’il apprend comment sont examinées les œuvres incriminées. En assistant à une séance, il s’aperçoit que 33 titres sont passés au « crible » en… 35 minutes. Le jugement est donc fondé sur une simple appréciation visuelle, subjective, qui débouche sur des jugements incomplets et aberrants, notamment dans le cas de Manhole. Il fait donc appel, mais la commission rétorque qu’elle est souveraine et qu’elle n’estime pas nécessaire de prévenir les parties lésées de l’application de la censure.

Aujourd’hui, Tetsuya Tsutsui lutte toujours pour réhabiliter son titre ainsi que pour la liberté d’expression. L’auteur ayant pour habitude de s’inspirer de l’actualité et de son expérience personnelle, Poison City, son dernier manga, aborde lui aussi la question des dangers de la censure.

Poison City, Tetsuya Tsutsui, Ki-oon

Tokyo, 2019. Le Japon s’apprête à accueillir les Jeux Olympiques de 2020 et le gouvernement est bien décidé à faire place nette afin de recevoir les athlètes et les délégations du monde entier. Une vague de puritanisme s’abat alors sur le pays, portée par des mouvements de vigilance citoyenne : littérature, cinéma, musique, bande-dessinée, jeu vidéo, mode… tous les moyens d’expression sont passés au crible.
Mais la vie continue. Ainsi, Mikio Hibino, jeune auteur de 32 ans, se lance dans la publication d’un manga d’horreur hyperréaliste, Dark Walker, qui parle d’un monde post-apocalyptique infesté par un virus poussant les humains à dévorer des cadavres… Tôru Kiritani ayant servi de cobaye dans un labo, il est porteur du virus mais ne perd pas la tête. Sa compagne, Haruka Sakazaki, cobaye elle aussi, est totalement immunisée, mais doit porter un masque à gaz en raison d’une hypersensibilité aux produits chimiques. Ensemble, ils essaient de sauver l’humanité et, surtout, de survivre !

Voilà l’histoire que Mikio présente à son éditeur ; il est loin d’imaginer que cela va avoir des conséquences pour le moins funestes…

Le manga alterne donc les deux fils narratifs : d’une part, l’histoire de Mikio et, d’autre part. celle du manga. Mikio vit dans un univers plutôt liberticide : dans le premier chapitre, il ne peut acheter un film de zombies interdit aux jeunes sous prétexte qu’il n’a pas de papier d’identité sur lui et il assiste au démantèlement d’une petite statue irrévérencieuse (un enfant en train d’uriner) dans un parc, au motif qu’elle contrevient aux lois sur la pornographie infantile. Parallèlement, on assiste également aux réunions de la fameuse commission de censure qui officie à grandes coupes claires dans le patrimoine culturel.

Et c’est justement en entremêlant tous ces arcs narratifs que le manga est brillant ! Entre quelques pages de Dark Walker, on découvre – avec horreur – les coulisses de la censure au Japon : évidemment, on fait sans cesse le parallèle entre l’histoire subie par Tetsuya Tsutsui et celle qu’il nous raconte. D’autant qu’au fil des réunions éditoriales, Mikio s’entend dire comment corriger son manga : supprimer les humains cannibales et les remplacer par des zombies, ne pas dessiner telle scène, passer sous silence tel autre détail… On voit parfaitement comment la censure, insidieusement, aseptise toute la production.
Et au fil des pages, la tension monte ! Plus cela va et plus Dark Walker est visé par les critiques et, évidemment, la commission. On perçoit encore mieux toute l’absurdité de la situation lorsqu’un éditeur américain, venu négocier les droits d’adaptation, visite avec effarement le Japon, bien différent de ce qu’il connaissait auparavant – c’est l’occasion, au passage, de découvrir la censure dont ont souffert les comics aux États-Unis.

Et si, à l’issue du volume, on a l’impression que pas mal de choses ont été résolues, le dernier chapitre vient remettre cette impression en cause et nous montrer, qu’au contraire, la liberté d’expression est, plus que jamais en danger, dans l’univers de Mikio – on connaîtra la fin de l’histoire dans le volume suivant, puisqu’il s’agit d’une série en deux tomes.

Pourquoi faut-il lire Poison City ? Parce que Tetsuya Tsutsui ne nous parle pas seulement d’une dérive de la commission de censure du Japon. Dans un monde toujours plus craintif quant à la valeur de la parole, il nous rappelle que la liberté d’expression doit être défendue, que la parole ne doit pas être réduite à ce qu’une petite minorité seulement souhaite entendre.
Et ce rappel est absolument indispensable.

Poison City, volume 1, Tetsuya Tsutsui. Traduit du japonais par David Le Quéré. Ki-oon, mars 2015.

A propos Oihana 710 Articles
Lectrice assidue depuis son plus jeune âge, Oihana apprécie autant de plonger dans un univers romanesque, que les longues balades au soleil. Après des études littéraires, elle est revenue vers ses premières amours, et se destine aux métiers du livre.

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