Chant des plaines : élégie du temps qui passe

Chant des plaines, Wright Morris

ROMAN AMÉRICAIN — Que vous évoque le Nebraska ? Probablement pas grand chose. Ce n’est pas un état dont on parle beaucoup en France : il n’a pas le panache de New York, le glamour de la Californie ou le clinquant de la Floride. Il n’a pas l’exotisme francophile de la Louisiane ou le côté excessif du Texas. Excessif, le Nebraska l’est pourtant à sa manière : les étés y sont terribles et sans concession, la chaleur vous clouant sur place, les hivers peuvent vous couper du monde et vous ensevelir sous les congères. Entre les deux ? Des tempêtes. Des tornades. La vie y est rude. C’est l’homme contre la nature.

Imaginez-vous alors vous y installer à l’orée du XXe siècle. Cora est une jeune femme ni jolie ni laide, et elle le sait, elle ne suscitera jamais de passion dévorante. Mais elle est travailleuse. Elle est fiable. Elle saura être une épouse. Son union avec un fermier fraîchement installé au Nebraska est pragmatique, dénuée d’amour ou de sensualité. Pour Emerson Atkins, Cora est un partenaire de travail plus que la femme de sa vie. D’un unique et douloureux rapport sexuel, vécu par Cora comme une nuit d’horreur absolue, naîtra Madge, deuxième génération d’Atkins à vivre à la ferme familiale. Le frère d’Emerson, Orion, engendrera dans la foulée une deuxième fille, Sharon Rose. Les deux enfants grandissent ensemble, comme des soeurs. Mais si l’une deviendra une femme de la campagne, traditionnelle et ancrée dans la région qui l’a vue naître, la deuxième refusera les conventions : elle s’éloignera, partira, ne se mariera jamais.

Sharon Rose sera celle qui, puisqu’elle part, puisqu’elle s’éloigne, portera sur la vie à la ferme un regard critique, observateur et presque anthropologique. Chaque retour au bercail éveille en elle des sentiments contradictoires, conflictuels. Par son prisme, le lecteur s’éloigne du quotidien routinier et rude de Cora, de Madge, et des autres. Dans cette famille de femmes, où ne naissent que des filles, les hommes sont des pièces rapportées peu reluisantes : des gars peu fiables (Orion), des bouseux (Avery), des ratés (Ned). Les femmes, elles, semblent se laisser porter par le courant de la vie. Les années passent, les génération se succèdent, la marche du progrès s’emballe.

C’est un roman très mélancolique, sur le temps qui passe inexorablement, presque vicieusement, sans que les personnages ne semblent s’en rendre compte. Le lecteur a l’impression que la vie de Cora passe en un instant. Une page, c’est une jeune mariée de 20 ans et nous sommes en 1900. La page d’après, c’est son enterrement dans les années 70. C’est un roman rural, sur la vie dans une partie reculée des Etats-Unis, loin des excès des grandes villes, mais où le progrès parvient quand même à venir trouver les personnages, un roman sur une période charnière, où la vie adulte d’une personne n’a plus rien à voir avec ce qu’elle a connu dans l’enfance…

Chant des plaines, Wright Morris. Bourgois éditeur, 2021. Traduit de l’anglais par Brice Matthieussent.

A propos Emily Costecalde 1036 Articles
Emily est tombée dans le chaudron de la littérature quand elle était toute petite. Travaillant actuellement dans le monde du livre, elle est tout particulièrement férue de littérature américaine.

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