Le Fleuve guillotine : la Révolution comme si vous y étiez

Le monde d’hier

Au début on s’y perd. Sans culottes, Girondins, muscadins, piqueux, gardes suisses, fédérés et gardes nationaux, la France de 1792 se bouscule dans les pages de ce Fleuve guillotine et se massacre dans une pagaille macabre et sanglante où se noie le lecteur, savamment manipulé par Antoine de Meaux, l’auteur de ce gros roman historique … Alliant petite et grande histoire, le Fleuve guillotine est un récit tumulteux, qui nous fait vivre la révolution de l’intérieur et nous emmène de Paris à Lyon, des Tuileries à la place de Terreaux, où se dresse la guillotine…

Le roman commence caméra au poing. Se hâtant sur les pas du Ci-devant marquis du Torbeil, le lecteur s’enfonce dans un Paris grouillant : nous sommes le 10 août 1792, plongés en direct dans les derniers jours de la monarchie constitutionnelle, à l’aube de la Terreur.

Le premier chapitre déroute par sa confusion et les suivants par leur profusion d’actions et leur rythme. Mais ce désordre apparent, cafouillis d’actions, d’évènements et de personnages, où s’égare le lecteur, est sans nul doute orchestré de main de maître par le romancier. Cette confusion reflète le désordre et le manque de repères de ces journées de Révolution, inimaginables pour nous, habitués à une information décodée en temps réel.

Mais si l’auteur prend le risque de perdre son lecteur, il sait ce qu’il fait… Grâce à une construction habile en quatre actes, tous ceux que l’on croise aux Tuileries sans comprendre qui ils ont ni ce qu’ils font, voire même de quel bord ils sont, se retrouveront : Précy, Du Torbeil, Pierrebelle, Rambert et Irénée Conche, le cocher, les vieilles filles Bourg-neuf, le fermier et son fils… Tous ont un rôle à jouer dans l’Histoire et pour le lecteur !

Sous la guillotine coule le sang 

Sang versé et liens du sang sont un des nombreux fils symboliques de ce roman : du sang bleu de la royauté, à celui de la transmission des patrimoines familiaux, en passant par le sang répandu des révolutionnaires, des contre-révolutionnaires, et d’une nation. À la fois symbole de vie et de mort, le sang coule, violent, palpitant, purge d’un monde qui s’éteint mais aussi naissance d’une société nouvelle.

D’un monde à l’autre

Ce roman ne raconte pas tant la mort de la royauté, que la fin d’un mode de vie et de ses valeurs. Bien sûr, la fin des privilèges s’accompagne de rancœurs. Et la bêtise se met en marche, avec ces palais détruits, églises et châteaux brûlés qui rappellent à l’homme d’aujourd’hui que la volonté de destruction des symboles d’une culture appartient, hélas, à toutes les époques.

Parler de la fin d’un monde, c’est aussi s’interroger sur la mort et sur ce qui fait la caractéristique d’une classe sociale, quand cocardes, tricornes, croix de saint Louis, piques, baïonnettes, fusils, fourches se retrouvent face à face.

À quoi identifiait-on les ci-devant ? La noblesse se lit-elle sur les corps, sur les visages, à la courbure d’un mollet ? S’interroge un des personnages.

Qu’ils soient Révolutionnaires ou Ci-devants, l’auteur rend un bel hommage à tous ceux qui refusent les compromissions, ceux qui restent fidèles à leurs valeurs, ceux qui se battent, parfois chagrinés comme du Torbeil qui n’avait pas envie de survivre à l’écroulement de ce qu’il aimait  et qui s’attriste de se voir confisquer la liberté et la fraternité : ces deux valeurs-la lui appartenaient.

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Le roman d’une ville

Si le Fleuve guillotine est le roman d’hommes et de femmes pris dans le basculement d’un modèle économique et politique, il est aussi le roman d’une ville, Lyon, qui devient un véritable personnage. Et comme l’écrit l’auteur, les villes sont des bêtes vivantes, dont le plan et l’urbanisation reflètent aussi un système de pensées et une hiérarchie de valeurs sociales.

C’est pourquoi la ville devient un élément du roman à part entière.

Ainsi se battent pour leur ville et sa liberté une réunion d’hommes décidés du Lyonnais du Forez et du Velay, qui ne sont pas forcément des nobles, contre le parti de l’anarchie qui a pris le contrôle de Lyon. Valse de pouvoir, la ville repasse aux mains des sections, puis la voilà prise au piège, cernée par les armées révolutionnaires, affamée, brûlée. Soumise à cette guillotine qui œuvre sans relâche et sans discernement. La ville des soyeux sera châtiée et rebaptisée Ville-Affranchie.

Outre une documentation historique incontestable sur l’époque, le romancier s’appuie sur une parfaite topographie de Lyon et de la région lyonnaise. Toutefois, s’il n’en est pas familier, le lecteur peut se créer sa propre géographie, et se repérer dans des rues, des fortifications, des berges… et sans y être jamais allé, imaginer les bords de Saône, le Rhône, le Pont Morand, la place des Terreaux…

Une foule sans visage

Dès les premières pages, l’auteur met en place une ambiance oppressante où s’agite une masse informe et dangereuse, qu’elle soit armée ou démunie : la foule. Décrivant la mâchoire de piques et de sabre qui s’approchait, l’auteur parvient à dépersonnaliser complètement cette foule, la transformant en marée, en rumeur qui remonte les rues, en magma de sueur, d’empois, de cocardes, en poussée brutale et désordonnée d’où la pensée et les réflexions, ces caractéristiques proprement humaines, sont complètement absentes.

Livrée à elle-même, se répand une masse mouvante et incontrôlable, d’où émergent à peine quelques particularités rappelant qu’il s’agit d’êtres humains : des mains, des piques, des armes, des sentiments. Il ne s’agit pas d’individus, mais d’un groupe : une entité massive, brutale aux contours indistincts, que l’auteur prend soin de caractériser avec des verbes d’action. L’usage de la voix passive avec des poussé, enfoui, tiré, happé et d’un vocabulaire évoquant la noyade remous tourbillon marée renforcent le sentiment de panique qui monte…

Confusion, ampleur, violence et absence totale de direction transforment ainsi la foule en une crue bouillonnante, débordante, et brisant toutes les digues…

Ni bien ni mal

Une des finesses particulières et une des grandes réussites de ce roman est de ne jamais tomber dans le manichéisme : tout en permettant de découvrir une des facettes peu connues de cette période, Antoine de Meaux ne prend jamais parti ni pour les uns ou les autres. Le romancier ne commente pas, ne juge pas, n’impose aucune idéologie. Il raconte des hommes, des faits et des évènements.

De fait, le lecteur ne s’attache pas non plus à l’un ou l’autre des personnages : ils lui semblent tous sur un pied d’égalité, à l’image des idéaux égalitaires de cette révolution. Pleins de contradictions, les personnages sont pris dans des mouvements contraires qui les emportent et les confrontent aux autres ou à eux-mêmes : l’un s’implique quand l’autre abandonne, celui qui voulait être soldat du roi deviendra celui de la République, les traîtres d’hier deviennent héros, et le bourreau de la guillotine sera victime de son instrument, résumant ainsi toute l’ironie du destin et du mot Révolution.

Le Fleuve guillotine – Antoine de Meaux

Phébus, 2015

1 Commentaire

  1. J’ai découvert cet ouvrage lorsqu’il a décroché le prix Claude Fauriel, à Saint-Etienne, l’automne dernier. Entre-temps, il a rejoint ma pile à lire; sans doute le lirai-je en voyage… ce dont je me réjouis.

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