INTERVIEW – Durant le Salon du Livre de Paris, nous avons pu interviewer Marie Rutkoski, dont le roman The Curse a été édité en début d’année par Lumen.
Bien qu’elle soit américaine, Marie Rutkoski parle français et nous avons réalisé cette entrevue entièrement dans la langue de Molière : certaines phrases vous paraîtront peut-être un tantinet bancales, mais pour respecter l’effort de l’auteure, nous n’avons pas souhaité les lisser totalement.
Café Powell : Bonjour Marie. Tout d’abord, je voulais vous dire que j’ai beaucoup aimé The Curse et, pourtant, ça n’était pas gagné car on m’a présenté le livre en me disant : « Tu vas voir, c’est une super histoire d’amour ! ». Or, ce n’est pas du tout mon genre préféré… Mais une fois que j’ai commencé, impossible de m’arrêter et je suis arrivée à la fin en me demandant si j’allais réussir à être assez patiente pour la suite !
Marie Rutkoski : Je suis très contente, merci !
CP : La première chose à laquelle j’ai pensé en lisant votre livre, c’est que j’avais l’impression de rencontrer des images familières, aussi je voulais vous demander si vous vous étiez inspirée de certaines sociétés, d’un point de vue historique.
MR : Oui, plusieurs ! Je me suis inspirée de l’Antiquité, surtout la tension et les relations entre Grecs et Romains, après que Rome ait conquis la Grèce, dans les temps anciens. J’ai aussi été inspirée par le monde de Jane Austen où les dames portent des belles robes, où il y a des bals… C’est une société très cultivée avec beaucoup de règles qu’il faut suivre et où on peut être sévèrement puni lorsqu’on brave une règle. Il y a également quelque chose que j’aime beaucoup dans le monde de Jane Austen, c’est que des choses d’apparence insignifiantes peuvent se produire. Par exemple, au début de Pride and Prejudice, Elizabeth Bennett va à la maison de Charles Bingley parce que sa sœur est tombée malade et elle passe une semaine là-bas avec sa sœur. Alors, c’est pas grand-chose, ce n’est pas une bataille ou un événement qui a l’air important mais ça l’est quand même car il y a beaucoup de choses qui se passent à ce moment-là, qui révèlent les émotions et tensions des personnages, et j’aime beaucoup ça. Ce que j’ai écrit, c’est un mélange des époques qui m’attirent.
CP : On a parlé de Jane Austen mais il y a aussi un côté très shakespearien dans votre roman à cause, bien sûr, de l’histoire d’amour, mais aussi de toutes ces tragédies. Avez-vous utilisé des ouvrages de référence, que ce soit pour l’histoire ou la littérature ? Avez-vous été inspirée par d’autres livres que ceux de Jane Austen ?
MR : Roméo et Juliette, bien sûr ! J’adore les histoires où les romances sont empêchées pour des histoires de culture. Donc Roméo et Juliette et les histoires qui s’en sont inspirées. J’ai été inspirée par les livres de Megan Whalen Turner, qui écrit aussi de la fantasy. Elle a écrit The Thief, The Queen of Attolia, The King of Attolia … (ndlr : série publiée par Greenwillow Books, non traduite à ce jour en France). Le personnage principal est très intelligent et c’est son pouvoir. J’aime beaucoup ces livres, notamment leur personnage principal ; je voulais avoir un personnage un peu dans le même genre, mais qui soit une femme. Je voulais donc représenter une jeune femme très intelligente, dont le pouvoir résiderait dans l’intelligence, qui lui permettrait de négocier le monde.
CP : J’ai eu le sentiment à la lecture que l’intelligence de Kestrel était son grand pouvoir mais que cela allait aussi causer sa perte. Arrivée à la fin, ça s’est un peu confirmé.
MR : Oui, c’est exactement ça !
CP : Un autre point m’a marquée en lisant le roman : le jeu y a une place importante et a inspiré le titre du roman. Pourriez-vous nous parler un peu plus de la malédiction du vainqueur et de ce qui se cache derrière ?
MR : C’est un concept qui vient d’une théorie économique. La malédiction du gagnant décrit ce qu’il se passe au cours d’une vente aux enchères et comment, lorsqu’une personne remporte une enchère, elle la perd en même temps car elle a payé plus cher que les autres la valeur de l’objet. J’étais inspirée par cette phrase et aussi par l’idée que quelqu’un peut gagner et payer trop, gagner et perdre à la fois.
CP : C’est vrai que plus on avance vers la fin du tome 1, plus on s’aperçoit que Kestrel va perdre beaucoup plus que ce qu’on pensait, puisque ce qu’elle a acheté ne correspond pas du tout ce qu’on lui a fait croire. Toujours à propos du jeu, j’ai beaucoup apprécié les descriptions de Crocs et Venins. Avez-vous matérialisé ce jeu, peut-on y jouer pour de vrai ?
MR : Je ne l’ai pas créé personnellement mais il existe un site web créé par ma maison d’édition américaine, où vous pouvez jouer au jeu. J’ai décrit les règles à quelqu’un qui s’est chargé de faire le jeu. Et il y avait une lectrice qui m’a montré les cartes qu’elle avait créées, qu’elle utilisait comme les tuiles du jeu ! Elle les a faites parce qu’elle a vu le jeu sur le site web.
CP : Le jeu est un thème assez central dans le roman et j’ai trouvé assez significatif qu’Arin et Kestrel ne se disent la vérité qu’au moment où ils jouent à un jeu qui nécessite de mentir et j’aurais voulu savoir s’il y a un message caché là-dessous.
MR : Oui, bien vu ! J’adore les paradoxes. Pour ça, j’ai été inspirée par une romance contemporaine young adult de Sarah Dessen. Je ne sais pas si elle est connue en France ? Je suppose qu’elle l’est ? Elle a un livre que j’adore qui s’intitule The Truth about Forever (ndlr : publié par Penguin Books et édité en français par Pocket jeunesse sous le titre Pour toujours jusqu’à demain, dans une traduction de Stéphane Michaka). Et dans ce livre-là, il y a une fille, un garçon, qui pensent qu’ils sont amis, même si on sait très bien qu’ils sont plus qu’amis ; et ils jouent au jeu de la vérité entre eux. J’étais accrochée à ces pages-là, il y a une vraie tension car ils peuvent évidemment mentir, il n’y a rien qui les en empêche. L’idée de dire la vérité librement, c’est quelque chose qui montre la confiance. Et il n’y a rien dans l’expérience d’Arin qui lui dise qu’il peut avoir confiance en Kestrel et il n’y a rien dans l’expérience de Kestrel qui lui dise qu’elle peut avoir confiance en Arin. Alors le fait qu’ils décident de se faire confiance juste dans ce jeu-là, c’est quelque chose qui, peut-être, montre qu’ils peuvent être faibles, vulnérables l’un à l’autre.
CP : Aux Etats-Unis, je ne sais pas trop comment est la tendance mais, en France, lorsque l’on a des romans de fantasy pour jeunes adultes, la mode est plutôt à de la romance avec un peu de fantasy. Et là j’ai été assez surprise car c’est finalement l’inverse, le tome 1 est assez sombre, pour ne pas dire un peu glauque : il y a des morts, des trahisons… Il s’y passe plein de choses, il y a du suspens tout le temps et on se demande comment cela va tourner au chapitre suivant. C’était une volonté dès le départ, de faire un roman assez sombre ?
MR : Oh, pas forcément ! Mais quand on commence avec l’achat de quelqu’un, ça ne peut pas être léger, ça donne forcément une histoire assez sombre.
CP : Alors on va justement parler de l’esclavage puisque le roman l’évoque. Vous évoquez aussi et surtout l’héritage des sociétés esclavagistes et, justement, c’est un thème tout d’actualité en France, par rapport à la décolonisation et ce qu’il s’est passé avant. Je voulais savoir si, par rapport à cet héritage d’une société esclavagiste, le roman avait un message à faire passer.
MR : Oui ! C’est ce que j’essaie d’écrire précisément. Dans nos vies, nous vivons toujours avec le passé : ce n’est pas notre faute, et ce n’est pas votre faute si la France a eu des colonies. Ce n’est pas vous qui l’avez fait. Ce n’est pas ma faute que les Américains, que les gens qui ont créé mon pays, avaient des esclaves et que l’esclavage a duré longtemps dans mon pays et que mon pays, on peut le dire et j’y crois, est basé sur l’esclavage. Mais, quand même, on vit toujours avec les effets. Je crois que chacun doit regarder comment il vit dans le monde et comment il négocie le passé. Parce que, même si on n’a pas fait des choses, on peut quand même profiter des conséquences de ces choses. Il y a tout de même la possibilité qu’un passé dur et horrible puisse vous donner et me donner des avantages et il faut essayer, je crois, le plus possible, de défaire ces avantages, de les reconnaître et d’essayer d’avoir une société qui est plus égale. C’est le devoir de chacun, de faire le mieux possible avec le passé qu’on lui a donné.
Ce n’était pas facile à expliquer mais j’espère que j’ai été assez claire. De toute façon, je crois que c’est aussi difficile à expliquer en anglais, ce n’est pas un sujet facile ni à négocier, ni à décrire, mais il le faut, quand même.
CP : Oui, d’ailleurs j’ai pas mal tourné autour de cette question en cherchant comment la formuler. Je voulais parler du fait que Kestrel, d’un côté, refuse les traditions de sa société, ce qu’on voit lorsqu’elle dit qu’elle a affranchi sa nourrice et qu’elle lui a acheté une maison. Mais, en même temps, elle se conforme totalement au système en achetant Arin. Et d’ailleurs un personnage lui explique, à un moment, qu’en affranchissant sa nourrice et en lui offrant une maison sur le domaine, elle ne l’avait pas vraiment libérée, mais placée dans une autre forme d’asservissement. Donc j’ai finalement pensé qu’on parlerait de l’esclavage en général. Mais c’était très intéressant de voir comment le personnage essaie, d’un côté, de se débarrasser de ces traditions qui sont tellement ancrées en elle qu’elle ne sait pas vraiment comment s’y prendre. Vu la fin, je me dis qu’elle trouvera peut-être dans le tome 2 d’autres solutions.
MR : Oui, elle essaie. Mais il y aussi l’idée qu’on peut être puni par la société lorsqu’on en franchit les règles. Mais c’est bien vu de votre part, je pense que vous avez très bien décrit le piège dans lequel Kestrel se trouve. Elle voudrait changer des choses, faire le mieux éthiquement, mais c’est pas facile. Et on peut commettre une faute en pensant faire quelque chose de bien.
CP : Exactement ce qu’elle fait au début, finalement.
MR : Oui, voilà !
CP : En même temps, Kestrel a une évolution intéressante, elle essaie de faire bouger les choses mais elle ne le fait que ponctuellement : avec sa nourrice, avec Arin… et ça ne sert pas à grand-chose, jusqu’au moment où elle comprend qu’il va falloir agir à grande échelle. J’ai trouvé que cela participait du côté un peu sombre du roman, tout en abordant des sujets hyper importants.
Et on va finir sur une question plus simple et légère : y a-t-il un projet de film ? Il y a un côté très cinématographique au roman et je ne serais pas contre voir ça au grand écran.
MR : Oh, ce serait super ! Si c’était mon choix, je choisirais une série, en fait, comme Game of Thrones. Moi j’aime beaucoup les séries télévisées, car l’histoire y est plus lente et cela dure plus longtemps. On a le temps et la liberté de mieux voir les personnages et le monde représentés que dans les films. J’aime les films également, mais la fenêtre est plus petite.
CP : Merci beaucoup, Marie Rutkoski !
MR : Merci !
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