Boyhood : douze années en un récit

Le temps passe, mais l’histoire se répète. L’histoire se répète, inlassablement, comme un boomerang que le gamin d’une dizaine d’années envoie naïvement dans les airs et qui, onze ans plus tard, lui revient à la figure comme si tout n’avait été que ce battement d’aile d’un papillon qui n’avait séparé ces deux personnes viscéralement identiques et profondément différentes à la fois, que d’une demi seconde de douce folie, d’insouciance et de légèreté éphémère.

Boyhood est le tableau magistral de Mason, petit garçon et jeune homme en devenir, haut comme trois pommes, doté d’une expérience en bêtise de neuf longues années – également doté d’une grande imagination, cependant bien faiblarde face à la malice de sa sœur aînée –, que le réalisateur Richard Linklater a décidé de suivre durant douze années au rythme d’une semaine de tournage par an. On se rend bien vite compte, en épluchant les dossiers de presse et les critiques dénichées au détour d’une curieuse visite sur le grand carrefour des blogueurs passionnés, que Boyhood est avant tout une petite révolution dans le monde du 7e art, une jolie expérience audiovisuelle dans un monde cinématographique régi par les doublures et gouverné par le maquillage. Le réalisateur a décidé de suivre les mêmes personnages durant douze ans, afin d’étudier la thématique du temps – perceptible à chaque seconde que se déroule la trame et s’affinent les traits des personnages –, tout en répudiant l’idée visant à demander à plusieurs acteurs à différentes étapes de leur vie, de jouer le même et seul rôle ; idée qui ne parvient pas toujours à tromper le spectateur et à donner le semblant de réalisme à une œuvre visuelle définitivement en perte d’authenticité. Il offre ainsi douze années en « pâture » aux spectateurs, avec l’accord des interprètes principaux, et nous dévoile un pan entier de leur existence, donnant au Temps son plus grand rôle, celui de toute une vie, entre personnage principal et maître incontesté de cette œuvre cinématographique au concept rare.

boyhood

 Enfant espiègle, bouille d’ange aux fossettes qui se creusent, Mason partage avec le temps une bien étrange amitié, celle, vicieuse, d’une course contre la montre. Dans l’intimité des jeux d’enfants, des disputes familiales, des découvertes zoologiques dans le fond du jardin – « Papa, tu veux voir mes ossements d’animaux ? » –, des premiers ébas amoureux, des réflexions profondes de fin de soirée, des indignations adolescentes, des ruptures et des nouveaux ébas amoureux, des ruptures et d’autres ébas amoureux, du diplôme de fin de lycée ; Boyhood est incontestablement le film d’une étape perpétuelle, celle, de Mason, qui défile sous les yeux des spectateurs et se prolonge trois heures durant. Au-delà d’une trame presque (trop) banale, celle du temps qui passe, des trames secondaires apparaissent, pour mieux insister sur la complexité de la vie, son ironie, aussi, celle d’étapes qui se répètent, comme de lancinantes mises en garde contre la naïveté et la crédulité de certains personnages.

 Ainsi, Boyhood est également une ode à la maternité, à l’éducation des enfants, qui passent de l’enfance à l’âge adulte en quelques heures de projection cinématographique, à la douloureuse mise à l’épreuve d’une mère dont le rêve n’est autre que de former une famille. Abandonnée par son mari après la naissance de ses deux enfants, le personnage d’Olivia, interprété par la talentueuse Patricia Arquette, est presque tragique s’il n’était attachant : il y a dans le personnage de la mère de famille délaissée un désespoir profond, une fragilité que les trop nombreuses épreuves ont creusé, tels que ses mariages ratés, qui se sont soldés par de douloureuses violences conjugales – captées par le réalisateur avec un grand sens du détail, notamment sur les conséquences tant physiques que psychologiques endurées par les victimes –, les fins de mois difficiles, la recherche constante de solution, son acharnement à reprendre ses études pour offrir à ses enfants une vie plus heureuse, et puis, ce rêve, sans fin, presque désespéré, de « reformer une famille » à tout prix. Qu’importent les erreurs passées.

Mère Courage indéfectible durant tout le film, c’est bien tristement que le spectateur se rend compte que le temps laisse à l’actrice, autant qu’à la mère de famille, des cernes marquées, mais conserve le même sourire envers ses enfants – qu’elle n’a eu que trop jeune, mais qu’elle n’a jamais regrettés. Comme le temps, la mère fait office de grande prêtresse, celle qui guide ses enfants vers l’âge adulte. Et l’une des dernières scènes, d’une tristesse inouïe, celle du départ à l’université du plus jeune de ses enfants, symbolise la dernière étape de la vie d’une mère qui ne vit que pour sa progéniture, celle d’une retraite prématurée, une époque révolue, la douce mélodie du générique de fin qui retentit. Pilier du film, c’est sur elle que tombe, comme un couperet, l’injustice des années.

La trame principale est ainsi traversée par de multiples trames secondaires, par des personnages qui bouleversent la vie de cette famille ordinaire, comme un fil rouge que l’on suit, interrompu par le passage de quelques aiguilles qui cassent et rompent cette douce harmonie rectiligne. Ces nouveaux personnages sont l’occasion pour le réalisateur de rendre hommage aux petites choses de la vie, à la poésie fragile d’une fleur qui se fâne, aux visages qui se creusent, aux bonheurs simples des jeux en famille. Cependant, ces nouveaux personnages sont aussi l’occasion de montrer les dérives des Hommes, l’alcoolisme, la violence, l’éducation stricte et rigoureuse – improductive –, les déménagements en série, les nouvelles amitiés et celles mises au placard depuis bien longtemps. Ce film est comme une mélodie insistante, répétitive, un éternel recommencement des grands bobos de la vie, qui n’épargnent rien ni personne. Tout le monde fait des erreurs, et sur douze années, elles se répètent forcément.

Ce film « fleuve » est une pélicule photographique d’une grande qualité sur l’évolution des personnages – des corps qui mûrissent et se fânent –, mené par des personnalités fortes, une trame bouleversée par des scènes difficiles, et qui s’inscrit parfaitement dans son temps. Richard Linklater, en filmant tous les ans des scènes « petit bout par petit bout », a ainsi pu donner toute son authenticité à l’histoire en inscrivant Boyhood dans « son temps » : Boyhood est assurément le diaporama de la vie américaine par excellence. Sur fond de hip hop, d’influence des starlettes de la pop, des matches de football américain, des fêtes étudiantes un peu trop alcoolisées, des grosses bagnoles, des élections américaines, du 11 septembre et de la guerre en Irak, ce film est une diapositive de trois heures sur la première puissance culturelle mondiale, s’interrogeant sur des thèmes de société d’actualité – la jeunesse globalisée, ultra-connectée, sociabilisée à l’extrême – avec en arrière-plan une économie florissante, le « self made man » et le chômage, grand loup menaçant, qui plane sur les têtes de chacun d’entre-eux.

Ce film est assurément celui d’une étape, qui se répète à l’infini pour chacun d’entre-nous, et dans lequel le spectateur se reconnaîtra sans problème. Universel, Boyhood est une ode à l’existence, d’une lenteur incroyable, et dont le spectateur peut savourer chacun de ses instants, bercé par une bande son magnifique.

Par Maxime

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