Unni était jeune, beau, talentueux. Il dessinait des bande-dessinées avec un talent indéniable et un certain cynisme. C’était une figure solaire, un bon camarade, un leader né, et un doux rêveur. Mais à la fin des années 80, par une journée comme les autres, Unni est monté sur le toit terrasse de son immeuble et a sauté.
C’était il y a trois ans, mais son père, Ousep, écrivain raté et ivrogne invétéré, entend toujours lever le voile sur ce suicide qui les a tous laissés dans l’incompréhension la plus totale. Il continue inlassablement à interroger les jeunes gens qui ont connu son fils, à essayer de comprendre ce geste désespéré. Mariamma, son épouse, l’observe s’agiter en vain. Traumatisée par un événement tragique dans son enfance, elle a développé l’étrange manie de parler toute seule, de s’adresser au mur en brandissant un index rageur. Et, entre un père alcoolique et une mère triste comme les pierres, et vaguement dérangée, Thoma, le petit frère, essaie de s’épanouir dans l’ombre d’un grand frère que tout le monde adorait et qui les a brusquement quittés à seulement dix-sept ans.
A l’enquête que mène désespérément Ousep se mêle le portrait d’une famille dysfonctionnelle au point qu’elle en parait presque comique et, au-delà, une représentation de l’Inde des années 90, où le summum de la réussite sociale était l’immigration du fils en Californie, après des études brillantes en mathématiques et en sciences. Entre deux conversations sur le passé d’Unni et quelques éclats alcoolisés d’Ousep, se dessine le destin de Thoma, et de tant d’autres jeunes garçons, que l’on presse comme des citrons pour qu’ils obtiennent les meilleurs résultats aux nombreux tests évoqués par le récit, aux acronymes toujours plus nombreux. Thoma essaie d’oublier la honte qui l’étreint chaque soir, quand son père rentre ivre et hurlant à la mort sa défaite, et chaque matin, lorsque sa mère invective les murs en évoquant l’homme fantôme qui lui a ravi son innocence autrefois. Il essaie de devenir un homme mais comment grandir quand on est le petit frère du garçon si prometteur qui s’est donné la mort ? Amoureux de sa voisine, il voit bien que quand elle le regarde, c’est son frère Unni qu’elle voit. Comment, dans ces conditions, acquérir une identité propre ?
Chacun des membres de cette famille bancale doit faire son deuil et passer à autre chose. Pour Ousep, aller de l’avant passe par cette enquête qu’il mène avec détermination, et ces rencontres étranges qu’il fait au fur et à mesure qu’il apprend à mieux connaître son fils. Il dialogue ainsi notamment avec deux dessinateurs de BD à l’esprit instable, une religieuse, un psychologue et un adolescent sérieusement frappadingue qui a décidé de dire adieu au monde. Au fur et à mesure que le puzzle se reconstitue, le lecteur apprend à connaître Unni, ce personnage mystérieux et pourtant étrangement charismatique, absent et pourtant omniprésent.
Très beau roman sur le deuil et l’acceptation, Le Bonheur illicite des autres oscille tantôt entre le comique et le tragique. Malgré un thème difficile, le récit de Manu Joseph se lit avec fluidité et, en dépit des nombreux défauts de ce couple improbable que forment Ousep et Mariamma, on ne peut manquer de s’attacher à cette famille pas comme les autre, figée dans l’éternelle attente que le fils disparu passe un jour la porte comme si de rien n’était. Un récit sensible et extrêmement cohérent.
Le Bonheur illicite des autres, Manu Joseph. Philippe Rey, 2014.
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