Après plusieurs projets en tant que réalisateur dont Tournée (2010), Mathieu Amalric s’attaque au complexe exercice de l’adaptation romanesque et porte à l’écran l’oeuvre de Georges Simenon, ténor du polar : La Chambre Bleue.
La chambre de l’hôtel n°3, qu’ils appelaient « La Chambre Bleue » abrite l’amour illégitime d’un couple d’amants singuliers, ceux que les journaux nommeront plus tard « Les Amants Frénétiques ».
« Dans la chambre bleue, rien n’était réel. Ou plutôt il s’agissait d’une réalité différente, incompréhensible ailleurs ». Mathieu Amalric est le mari infidèle et met en scène sa propre femme à la ville (Stéphanie Cléau), pour incarner sa maîtresse à l’écran. Un choix original qui, confiera le couple dans une interview, était aussi un moyen d’entretenir la flamme dans leur propre amour conjugal. La scène d’ouverture est faite de sang, de sueur et de chaleur, la chair s’invitant au premier plan comme un personnage à part entière. Car s’il est question de destins croisés de personnages, il l’est aussi de la rencontre de corps. « Aucune ne lui avait donné autant de plaisir qu’elle, un plaisir total, animal, sans arrières-pensées, auquel ne succédait ni dégoût, ni gêne, ni lassitude (…) une véritable révélation ».
Un récit qui, comme dans le roman, se construit au fil d’une déposition et d’interrogatoires à la gendarmerie. Des dialogues reconstruits qui font que les mots ne veulent plus dirent ce qu’il étaient. Des échanges qui martèlent l’esprit du personnage principal, qui le poursuivent encore et encore « Ces mots-là aussi reviendraient, si légers aujourd’hui, si menaçants dans quelques mois ». Profondément plus ambigu dans le film que le personnage initial du livre, Antoine Falcone (rebaptisé Julien Gahyde dans le film) inspire à la fois une pitié embarrassante, parce qu’il brise les bonnes mœurs, mais aussi une empathie dérangeante car on ne peut le cerner victime ou coupable. « Il n’était pas d’un tempérament nerveux (…). Ils avaient plutôt tendance à s’étonner de son calme, sinon à le lui reprocher (…) l’avocat général qualifierait ce calme de cynique ou d’agressif ». Sélectionné au Festival de Cannes dans la catégorie « Un certain regard », c’est bien le sien, noir et pénétrant qui interpelle et parle plus que certains mots ne pourraient le faire. « Il aurait dit volontiers heureux et triste : comme la vie ».
En procédant à des coupes dans le texte (principalement les descriptions) nécessaires pour le format réduit d’un scénario, Mathieu Amalric retranscrit avec brio la tension continue présente dans chaque geste, chaque plan, chaque personnage. L’accélération du moteur de la voiture, le « pan ! » d’un revolver sur un dessin d’enfant, autant de détails qui font glisser le quotidien habituel dans l’interstice entre normalité et noirceur. Des gestes tendres ou anodins qui passent la frontière et deviennent inquiétants, comme une tête retenue un peu trop longtemps sous l’eau ou une main serrée quelque peu trop fort.
Dans cette passion, c’est aussi le portrait de deux femmes qui est dressé. Léa Drucker, d’une justesse remarquable dans le rôle de la femme trompée qui, même si elle sait peut-être tout fait le choix de ne rien dire : « Tu te tracasses à cause de moi, avoue-le. – Je préfère quand tu es heureux ». Derrière son sourire, « un sourire bien à elle, très mince, qui étirait ses lèvres, comme si elle s’efforçait de le garder à l’intérieur » se dissimule le poids des silences. Des habitudes, les « mêmes » choses et les « mêmes » gens que la routine fait se répéter. La maîtresse de son mari la qualifie même de ces femmes d’une autre espèce : « Elle n’aimait pas son mari ? – Pas comme moi. Ces femmes-là ne sont pas capables d’un véritable amour. – Et sa fille ? – Justement ! Elle se serait consolée avec sa fille (…) ». Diamétralement opposée, Andrée (Esther Despierre), qualifiée de « statue » protectrice par Antoine à qui elle s’offre littéralement , « Bonne notre année », « A toi » et qui ne conjugue jamais jusqu’au bout leur amour au passé : « Nous nous aimons », « J’aimais Tony et je l’aime encore ».
« Maintenant qu’elle avait enfin pris possession de lui, elle allait enfin réaliser son rêve d’enfant, de jeune fille, de femme ». « Elle le regardait toujours avec les yeux émerveillés d’un enfant qui reçoit enfin un jouet inespéré ». Désormais il lui appartenait et c’était elle qui avait été à l’initiative de ce signal qui rythmerait leurs rendez-vous « elle mettrait une serviette à sécher sur le rebord de sa fenêtre (…) – De sorte que, chaque jeudi matin… ». Une amante plus impudique que douce, plus déterminée que patiente : « Elle se félicitait elle de l’avoir mordu, de l’obliger à rentrer chez lui en montrant à sa femme et à sa fille la trace de leurs ébats ».
Affiliée au genre du policier, La Chambre Bleue ne tient pourtant pas tant dans la résolution de l’intrigue mais bien dans cette tension perpétuelle. Des crimes ponctués de lettres anonymes et de fausses coïncidences qui laissent un mystère irrésolu et certain s’infiltrer tant chez le lecteur que chez le spectateur.
« – Tu pourrais passer toute ta vie avec moi ?
– Bien sûr !
– Tu en es si sûr que ça ? Tu n’aurais pas peur ?
– Peur de quoi ?
– Tu imagines ce que seraient nos journées ?
– On finirait pas s’habituer.
– A quoi ?
– A nous deux ».
« Les hommes aiment à penser qu’on agit, pour une raison précise ». Une confrontation entre la Raison des faits que la justice cherche à expliquer et la passion des mots qu’ils prononçaient lorsqu’« ils parlaient pour le plaisir, comme on parle après l’amour, le corps encore sensible, la tête un peu vide ». Réunis par les menottes lors de leur jugement, ils le sont, comme ils auraient pu l’être devant Monsieur le Maire dans d’autres circonstances. Tant de complications, d’histoires sinueuses, et si tout cela n’avait été qu’une ruse pour pallier à la pire crainte des amants épris : l’ennui. « On ne passe pas sa vie sur un lit, dans une chambre vibrante de soleil, à subir la fureur de deux corps nus ». Un jeu aux accents quasi-érotique, véritable jeux de rôles dont l’énigmatique Andrée semble presque satisfaite. « Tu vois, (…) ils ne nous ont pas séparés ! ».
Le bleu du huit-clos de la chambre à la source de toute cette sombre tragédie, mais aussi celui qui se disperse sur un coin de tablier ou d’un chandail et enfin qui s’étale sur les murs de la Cour des Assises. Et si finalement, la couleur de la passion n’était autre que le bleu ?
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