« Le journal – ce compte-rendu quotidien sur la crétinerie et le génie de l’espèce – n’avait encore jamais manqué un seul numéro. A présent, il n’existait plus ».
C’est sur ces mots que se termine le roman de Tom Rachman, Les Imperfectionnistes : grandeur et décadence d’un quotidien international basé à Rome, la sublime capitale italienne. Fort d’une narration originale, qui s’apparenterait presque à un recueil de nouvelles, le livre de Tom Rachman retrace le demi-siècle d’existence d’un journal, de sa création par un homme d’affaires en 1960 à sa triste fin de nos jours, vaincu par Internet et l’immobilisme de ses dirigeants.
Les « imperfectionnistes », ce sont les personnes qui gravitent autour de ce journal : Tom Rachman donne voix à onze d’entre eux, qui s’expriment dans des chapitres qui pourraient être des nouvelles presque indépendantes, si de nombreux liens ne se nouaient pas entre les protagonistes, transformant le recueil en roman choral. La vie personnelle et amoureuse des employés de la rédaction se dévoile dans ces pages, avec la vie au journal en toile de fond. Les personnages sont pour le moins hauts en couleur : on trouve dans ces pages un correspondant à Paris dépassé par sa tâche, un pigiste débutant largué au Caire et encombré d’un pénible collègue plus expérimenté, une DHR pas si froide que ça, un responsable de la rubrique nécrologique qui change du tout au tout le jour où la tragédie le frappe. Il émane du roman de Tom Rachman une sourde tristesse, celle du temps qui passe et des habitudes qui se perdent : la rédaction du journal a connu l’apogée du reportage et de la presse écrite, puis la disparition des machines à écrire et du clic clic emblématique des salles de rédaction, et enfin, l’arrivée de l’internet et des ordinateurs… Les personnages qui évoluent dans ce milieu sont globalement insatisfaits, parfois franchement incompétents et pathétiques, mais globalement touchants.
Américains expatriés à Rome, ils semblent éternellement déracinés : la ville a beau être magnifique, et ils ont beau y résider depuis parfois des décennies, elle semble presque hostile. Leurs amours avec des Italiens se terminent bien souvent dans l’adultère et le ressentiment. Ils ont beau apprendre la langue, ils restent souvent seuls et peinent à se faire des amis (« Les Italiens sont très sympas et tout, mais ils ont leurs cliques. Voyez ce que je veux dire ? Ils passent leur vie entourés des mêmes amis, qu’ils connaissent depuis le CP. Et si vous n’étiez pas dans leur classe à l’époque, alors là… impossible de décrocher une invitation à dîner ! » dit notamment Dave, un des secrétaires de rédaction, p. 370). Il est si difficile de s’intégrer que nos héros restent solitaires. Le lecteur, lui, en conçoit un certain malaise, même s’il est ravi de cette plongée au cœur d’une des villes les plus belles d’Europe.
Tom Rachman est très doué pour brosser des portraits vivants bien qu’amers, et évite les clichés, dans lesquels il aurait pourtant été facile de tomber. Le monde de la presse écrite, impitoyable, se révèle de l’intérieur, l’auteur lui-même étant journaliste. On sent bien, dès les premières pages, que le journal est sur le déclin, ce que montrent tous les protagonistes. C’est toute la fin d’une époque, ce que l’atmosphère du roman montre très bien.
Les Imperfectionnistes, Tom Rachman. Le Livre de poche, 2012. Traduit de l’américain par Pierre Demarty.
Oh, « Les Imperfectionnistes » ! J’avais adoré ce livre, et je lui avais consacré un de mes premiers articles de blog !