Châtelet les Halles, de nos jours. Rien, dans les fast-foods et les nombreuses boutiques, dans les touristes nonchalants et les parisiens toujours pressés, n’indique au passant le passé du lieu, et la présence autrefois d’un des cimetières les plus célèbres et les plus sulfureux de la capitale française. Le Cimetière des Innocents se tenait pourtant là, à deux pas aujourd’hui d’un des nœuds ferroviaires les plus importants de Paris, et du centre commercial des Halles : pendant ses siècles d’existence, le cimetière a accueilli jusqu’à deux millions de parisiens. Surpeuplé, il abritait également des trafics en tout genre, y compris celui de la chair. C’est ce monde disparu que fait renaître Andrew Miller avec son roman Dernier requiem pour les Innocents, en imaginant la mise en place de la destruction du cimetière.
Nous sommes en 1785 : la monarchie touche à sa fin, mais ne le sait pas encore. Paris bouillonne de vie. Jean-Baptiste Baratte, jeune ingénieur normand, est parachuté dans la bruyante capitale pour mener à bien un projet : déplacer le cimetière, et le remplacer par un marché. Adieu, les fosses communes qui débordent, l’église antique, les charniers immémoriaux. Vider les Innocents est devenu un problème de salubrité publique : les morts poussent contre la terre, et, au moindre glissement de terrain, envahissent les caves. Le lait tourne plus vite, le vin vire aigre, la nourriture se conserve mal. Le cimetière se sent jusque dans l’haleine de ses voisins. Pourtant, ceux-ci sont habitués au cimetière, et ne voient pas tous d’un très bon œil l’entreprise menée par Jean-Baptiste. Les temps changent, et tous ne sont pas prêts à l’accepter.
Le jeune provincial découvre avec stupeur l’incroyable vie parisienne, avec ses modes qui le dépassent, ses philosophes, ses prostituées, le bazar permanent qui semble y régner. La modernité est en marche, et c’est la fin d’une époque. Versailles semble bien loin, bien vide, comparée à la vivacité et au chaos parisiens. La destruction du cimetière est une nécessité : c’est également un symbole, le début d’une transformation complète pour Paris, du déplacement de ses cimetières dès la fin du XVIIIe siècle aux travaux haussmanniens un peu plus d’un demi-siècle plus tard. Mais Jean-Baptiste Baratte ne peut s’en douter : le voilà confronté à un problème des plus pragmatiques, comment déplacer le cimetière.
Le lecteur assiste à tout le processus, des premiers plans au recrutement des petites mains, en passant par l’amitié solide que noue Baratte avec Armand, l’organiste déchu de l’église des Innocents (un autre Armand de littérature hantait d’ailleurs les Innocents, vous souvenez-vous duquel ?). Baratte loge chez les Monnard, un couple bourgeois qui vit simplement avec leur fille, Ziguette, et une bonne, Marie. Dans les rues tortueuses du quartier, il se fait des amis, prend le pouls d’une ville presque insolente. Le lecteur, lui, a également l’impression d’y être : en quelques mots, Andrew Miller recrée avec talent l’animation d’une grande ville à la fin du XVIIIe siècle. C’est un des grands atouts du roman : on se plonge avec délice dans une autre époque, dépeinte avec beaucoup de réalisme, sans pour autant tomber dans la leçon d’histoire. On s’attache à ces personnages d’hier, à l’exubérant Armand, au timide Jean-Baptiste, au vieil aumônier et à sa petite fille, qui font partie intégrante du cimetière. On s’attacherait même au docteur Guillotin, si on ne savait son rôle à jouer dans la révolution à venir.
Jamais le XVIIIe siècle n’aura été aussi séduisant, et pourtant, toute l’intrigue tourne autour d’un cimetière, et de la fascination un peu morbide que le lecteur porte aux Innocents. On ne peut s’empêcher, bien sûr, de se demander comment Baratte va réussir à éradiquer le cimetière des Innocents, et on le découvre avec intérêt (ainsi qu’un vague dégoût, bien entendu). Un roman très intéressant donc, qui nous donne indéniablement envie de suivre de plus près les nouvelles parutions des éditions Piranha, dont c’est l’un des premiers titres.
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