J’y étais : Les Lois de la gravité au théâtre Hébertot

Au théâtre, avoir la gorge serrée et l’émotion au bord des yeux, ce n’est pas si fréquent. C’est pourtant ce qui m’est arrivé avec Les Lois de la gravité. Un  huis clos fort et troublant, adapté d’un roman de Jean Teulé. Dans le langage commun, la gravité est l’expression de ce qui est important et peut avoir de lourdes conséquences. En musique, elle est une inflexion basse ; et en physique, la force responsable de la chute des corps. Sur la scène du Théâtre Hébertot, l’équilibre bascule pour trois personnages, un policier désabusé, une jeune femme fragile, et un planton compatissant.

Le rideau se lève sur le bureau d’un commissariat de petite ville de province, encombré de dossiers et d’objets désoeuvrés. Il n’est pas encore minuit. Le lieutenant de police espère terminer sa permanence de garde en paix ; malheureusement pour lui une jeune femme se présente.

Dix ans après les faits et à la veille de la prescription de son crime, elle vient s’accuser de la mort de son mari.  Elle veut payer sa dette et trouver le repos en se constituant prisonnière. Peu convaincu de l’utilité et encore moins de l’efficacité de cette démarche, le policier cherche à l’en dissuader.

Deux forces s’exercent alors : directement opposées.

40-60lesloi_def

Le policier, magnifiquement incarné par Dominique Pinon, essaie tous les registres, de la distance à l’humour, en passant par le cynisme, la compréhension jusqu’à la menace. Il est tard, il est fatigué de sa nuit, de son métier et des procédures interminables. À sa lassitude s’ajoute la certitude de l’absurdité de se dénoncer pour un crime oublié. Ses attitudes, sa façon de parler ou ses épaules basses, presque courbées, font ressentir l’usure des années, des motivations et des illusions. Dans sa voix perce la sensibilité d’un être que l’on sent rêveur et solitaire.

Face au policier, la jeune femme, incarnée par Florence Loiret Caille, est très agitée et semble d’abord incohérente. Le désordre de ses gestes, les mots qui se bousculent en un rythme précipité, sa diction aux accents enfantins, traduisent à merveille sa confusion. Comme si ses mains, ses jambes, ses mouvements lui étaient devenus étrangers, presque incompréhensibles. Elle arpente la pièce, puis se laisse tomber, se ravise et bondit : une boule de contradictions reflétant son état intérieur et l’urgence à tout dire, la peur de ne pas savoir aller jusqu’au bout.

Un dialogue s’installe entre ces deux inconnus qui se confient l’un à l’autre. Et se livrent.

Elle raconte les petites choses de son quotidien de factrice qui lui ont permis de résister à la violence d’un mari peu regrettable. Le policier, lui, écrit des vers et aurait voulu être poète. Délicieux moment quasi surréaliste où il explique qu’il aurait préféré arrêter Robert Desnos plutôt qu’une jeune femme torturée par sa conscience.

Au fil des heures et des tentatives pour convaincre l’autre, le rapport de forces s’inverse plusieurs fois.

Et n’est pas le plus fragile celui que l’on croit.

Ce soir-là, dans ce commissariat fatigué, trois personnes remettent leur vie en question. Ils ont en commun le manque de chance et des aspirations brisées. Même l’agent de l’accueil s’interroge sur ce qui a dirigé sa vie.

Mais ont-ils eu vraiment le choix ?

Ainsi il est question de Destin dans ces Lois de la gravité, au sens de celui de la tragédie grecque. De cette force qui dépasse les personnages et les pousse à agir même si c’est au péril de leur tranquillité ou de leur confort. On trouve des airs d’Antigone à cette jeune femme entêtée, à la fois consciente et inconsciente, qui se livre à la vengeance sociale pour un crime dont tout le monde se moque. Comme si exposer son crime pouvait lui permettre d’enterrer sa culpabilité et ses remords, mais le remords c’est des cendres, nous dit l’auteur par la bouche du policier. Comme les héros de la tragédie, les personnages sont écrasés par leur condition humaine et n’ont pas le choix. Ils se débattent comme ils peuvent, avec humour, maladresse et lucidité. Le policier, symbole du pouvoir et garant de l’ordre social, ressemble au Créon d’Anouilh : il a peur, il est usé et fatigué de ce pouvoir auquel il ne croit plus.  Joué avec une délicatesse toute pataude par Pierre Forest, le policier de l’accueil représente le chœur, témoin du drame qui se joue.

C’est pas tous les jours qu’on voit ça, conclura-t-il.

Soulignons la mise en scène, sobre et subtile, avec un décor où le fond de la scène change de couleur au fil de la nuit, allant de l’émeraude au fuchsia, un parti pris de  simplicité qui met en valeur le jeu des acteurs, sincère et juste.

Les lois de la gravité c’est une histoire de pureté, de fatalité et d’absurdité.

Une sorte de combat truqué.

Les lois de la gravité au théâtre Hébertot, depuis le 5 février

Un roman de Jean Teulé (Julliard, 2003) adapté par Marc Brunet, et mis en scène par Anne Bourgeois

Avec Dominique Pinon, Florence Loiret Caille et Pierre Forest

 Par Isabelle

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.