Célèbre dans les années 20, La Madone des sleepings fut un best-seller de la littérature des années folles, racontant l’histoire d’une femme scandaleuse et libre que le lecteur suivait dans une course-poursuite à travers l’Europe du début 20e siècle. Un siècle plus tard, Fragments d’une traque amoureuse fait le récit des tribulations d’une madone des Airbus, Hana, une jeune femme déphasée par une rupture amoureuse parcourant un univers aérien saturé de virtuel. Symbole de notre siècle effervescent, le roman de Fleur Zieleskiewitcz est une compilation de folie amoureuse, de rythme et de recherche d’absolu.
Fragments d’une traque amoureuse emprunte à Stendhal le principe de cristallisation, ce phénomène de concentration de pensées amoureuses et d’idéalisation qui prend sa source dans la distance avec l’être aimé. Mais bien loin des affres patients du cœur tourmenté d’une madame de Rénal, il s’agit ici des errements sentimentaux et mondialisés d’une femme du 21e siècle, tournant son histoire en boucle. Sautant d’aéroport en aéroport, elle enchaîne toute la gamme des sentiments, du désespoir à la colère, allant jusqu’à haïr ce Dick au prénom symbolique de sa fonction. Rythmes lancinants et musique en symbiose, assortis d’une addiction très contemporaine à l’hyperconnection, donnent une très réussie sensation d’oppression au lecteur qui suit une Hana de salle d’attente en salle d’embarquement, puis en vol avant de fixer son visage jetlaggué dans le miroir d’un hôtel de zone aéroportuaire.
Quiconque a un peu voyagé se reconnaîtra dans ces descriptions de voyageurs. Une observation très fine de ces lieux de passage codifiés et hors du monde que sont les aéroports, rappelle le film Le Terminal, avec Tom Hanks. Le lecteur sourit souvent devant les portraits de voyageurs : les habitués, les grégaires, les égoïstes ou les énervés, il s’amuse de ceux qui savent, les « vrais » voyageurs, contrariés par la lenteur des autres, les touristes du voyage. Maniant autodérision et ironie à grands coups de brosse, Fleur Zieleskiewitcz fait partager à son lecteur un regard sans concession sur ces gens du voyage, grâce au langage imagé et vif de son héroïne, une créature hybride de misanthropie et d’extrême attention aux autres.
Souvent décortiqué en littérature, le dépit amoureux sert ici de moteur à un voyage sans véritable but que l’urgence. Tout se passe en quinze jours. Deux semaines hors de la vie réelle, pour digérer la fin d’une relation amoureuse, la regretter, la rembobiner et se demander si elle a vraiment existé. Quinze jours, un temps bref et un rythme vif que soutient un style fait de phrases courtes, percutantes et un humour tonique. Ces quinze jours sont pour Hana une parenthèse paradoxale : à la fois repli sur soi et échappée, j’ai besoin d’air écrit-elle dès les premières pages de cette sorte de journal. La voici déboussolée et se grisant de déplacements dans un monde parallèle, sans attache, sans repères, sans pesanteur, casque sur les oreilles et musique à fond.
Instantanéité et précipitation se font le miroir d’un mode de vie, voire d’une société toute entière, souffrant du mal de l’immédiateté et où se succèdent sans analyse les événements et les émotions, sitôt effacés par les suivants. Urgence de vivre, doutes et regard désabusé laissent deviner sous les mots l’inquiétude d’une génération : on pense à certains poèmes de Rimbaud ou aux Nuits fauves de Cyril Collard quand on retrouve dans ce roman la violence du mal-être, l’excitation à l’autodestruction, l’épuisement de la raison et les tentatives émouvantes de noyade dans l’éphémère. Révélatrice d’un mode de pensée rapide, qui zappe et saute, la suractivité, que ce soit dans l’enchaînement des voyages ou les visites compulsives sur les réseaux sociaux, cache à peine un mal de vivre que les Twitter et autre Snapschat ne peuvent combler. Agrémenté d’une bande son qui fait monter le rythme des pulsations de ce cœur blessé, Fragments d’une traque amoureuse se fait le récit d’une outrance à coup de décalage horaire pour tenter d’apprivoiser solitude et angoisse existentielles.
Ce livre se lit à l’image de son contenu : rapidement, en riant ou la gorge serrée. À l’opposé des slow-mouvements actuels, Fragments d’une traque amoureuse est un roman qui reflète un des visages de nos sociétés, toujours en mouvement, courant après des illusions. Les pages se bousculent comme les idées d’Hana s’entrechoquent et se brouillent, entre délire et réalité. Le lecteur y perd les pédales, et s’il accepte de se laisser porter, ou plutôt voler, il suit ce périple sans autre but que de se perdre soi-même quelque temps. C’est un livre que l’on termine vite, et que l’on déposera sur une banquette d’aéroport à destination d’un autre lecteur adepte de cross-booking en milieu aéroportuaire.
Fragments d’une traque amoureuse, Fleur Zieleskiewitcz. L’Editeur, mai 2015.
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