Dans une vie, il y a peu de choses dont on peut s’enorgueillir de bon droit. Pour ma part, c’est peut-être de faire partie des dix ou vingt personnes en France qui ont la chance de connaître, de suivre et de penser le plus grand bien l’auteure grecque Ersi Sotiropoulos depuis Zigzag dans les orangers (Maurice Nadeau, 2003), aujourd’hui introuvable. En 2011 paraissait dans une autre petite maison d’édition, Quidam, dont il faut saluer le travail de défrichage, Dompter la bête, qui insistait sur la corruption des élites et les premières conséquences de la crise économique dans une Grèce qui semblait encore à la fête. Aujourd’hui, je peux me réjouir ! Avec la publication d’Eva dans La Cosmopolite chez Stock, nous est enfin donnée l’occasion de pouvoir faire découvrir cette grande auteure qu’Ersi Sotiropoulos aux lecteurs français.
Le roman se déroule à Athènes, un soir de Noël. On y suit Eva, écrivaine, mariée, bien intégrée dans les mondanités littéraires et qui semble à première vue sans grand relief. Sa vie rangée s’arrête brusquement lorsque, sur une pulsion, elle embrasse un inconnu, et quitte la soirée ennuyeuse où elle avait été invitée pour partir explorer la ville souterraine, celle de la pauvreté et de la marginalité que l’on ne souhaite pas montrer pas aux touristes. Là, devant le braséro où elle attend des clients qui ne viendront pas ce soir, Eva rencontre une prostituée qui la fascine immédiatement. Toute la philosophie de celle-ci, Moïra, peut se résumer dans cette jarretière qu’elle laisse pendre entre ses jambes, parce que, dit-elle, « il faut qu’un truc cloche, sorte des clous. Sinon la vie est insupportable. » En moins de cinq minutes de conversation, elle a compris ce qui n’allait pas dans la vie trop lisse d’Eva et décide de la placer sous sa protection pour lui faire connaître, la faire se frotter à tout un univers dont elle soupçonne comme chacun l’existence mais dont elle ne savait rien. Moïra lui présente alors plusieurs personnages, aussi incroyables qu’elle, dont un voleur, Eddy, qui lui raconte son histoire très calmement et avec beaucoup de théâtralité.
Ce qui caractérise l’écriture d’Ersi Sotiropoulos, tout au long de son œuvre, c’est cette capacité à imaginer des personnages aux caractères forts et loufoques. Il y a dans ses romans une sorte de jubilation de l’étrangeté qui s’amuse à venir déranger un ordre établi arrogant, sûr de la légitimité de sa domination. L’auteure égraine avec finesse son refus d’une Grèce de carte postale et livrée aux appétits financiers les plus féroces. Ses romans sont pour elle autant d’occasions de rappeler que son pays ne se résume pas à des chiffres d’indicateurs économiques, à une rigueur indues et à des ruines et des îles paradisiaques qui seront bientôt vendues à des pétro-milliardaires. Elle proclame sa passion pour une Grèce encore vivante, sans doute en train de disparaître et pour laquelle elle n’a qu’un espoir modéré. Mais un espoir fait d’excentricité et de d’exultation, toujours, comme une sorte de mort joyeuse.
Eva, Ersi Sotiropoulos. Stock, 2015. Traduit par Marie-Madeleine Rigopoulos.
Par Antoine-Gaël Marquet
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