Qui l’eut cru ? Ces 143 pages, notes comprises, du roman Algèbre de Yan Pradeau édité chez Allia en ce début 2016 et consacré à un génie de la Mathématique, se dévorent. S’y découvre un homme, Alexandre Grothendieck, un génie, des tourments, des découvertes fondamentales, une éthique des objectifs des travaux scientifiques et une poignante solitude.
1968, point de rupture de l’histoire collective et virage dans l’histoire individuelle d’un homme
Construit avec intelligence, le roman débute au milieu de la vie de Grothendieck : 1968, fac d’Orsay, les vieux modèles sont contestés et parfois violemment remis en question. Sans se sentir concerné, un homme en sandales déambule parmi les jeunes révoltés pour finir sur la tribune où il est chahuté. Cet homme est le cerveau autour duquel a été monté l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, pendant français du laboratoire d’Einstein à Princeton, où Grothendieck va réécrire les fondements de la géométrie nouvelle.
Un homme qui a chahuté les mathématiques et ouvert sans cesse de nouvelles voies, à la recherche de la forme « cette chose » qui le fascine et qui se découvre dans « la structure cachée des choses mathématiques »…
Dès la page 10, l’auteur fait un parallèle entre l’œuvre du mathématicien et celle de Jean-Sébastien Bach avec cette perfection que le compositeur atteint dans l’art du contrepoint. Après Bach, tout est « redite ». En mathématique, Grothendieck est maître dans la « clôture de la forme », mais Grothendieck va plus loin que le compositeur, « créant la forme et les techniques qui vont avec », explique l’auteur. Avec une capacité à prendre de la hauteur en introduisant des concepts toujours plus généraux pour créer des théories surplombantes qui en défrisent certains… Ainsi le nombre 57 devenu le « nombre premier de Grothendieck » alors qu’il n’en était pas un jusqu’alors.
Peut-on lire ce livre sans être mathématicien ou avec de vagues souvenirs d’algèbre ou de géométrie ?
La réponse est oui, massivement oui.
Car autour de l’histoire d’un découvreur scientifique, un homme qui cherche et qui trouve, et « Alexandre plus que les autres » prévient l’auteur, se lisent en contrepoint plusieurs autres histoires : celle d’un siècle tourmenté, celle d’une émigration qui produit des apatrides, celle des consciences politiques, de la montée des extrémismes quelle qu’en soit la couleur, mais aussi celle des idées avec le structuralisme et son poids sur le système de pensée français d’après-guerre, ou encore celle de la prise en compte des dangers d’interférence entre recherche et industrie, et du refus d’une certaine science à se syndiquer au profit. Mais aussi l’histoire d’un enfant, d’un abandon qui hantera l’adulte et d’une colère qui sous-tendra une vie.
Parti de 1968 et de ses révoltes parfois caricaturales, le romancier revient sur l’enfance de Grothendieck, née Alexander à Berlin, à une époque ou il valait mieux ne naître ni juif ni de parents anarchistes et contestataires. Se dessine ensuite un paysage familial d’engagements et de convictions, qui à leur manière semblent marquer les gênes du jeune mathématicien.
Ensuite celui-ci rencontrera des parrains de pensée, des maîtres subjugués, dépassés, parfois attachés à leurs prérogatives et concepts, qu’il étonnera par son intuition doublée d’une force de travail incroyable. Et pour cet homme hors du commun, un mode de vie détaché des réalités et du monde matériel.
Dans l’entourage de Grothendieck, on retrouve évidemment les intellectuels du moment, les André Weil, Henri Cartan, Jean-Pierre Serre ou Jean Dieudonné pour ne citer qu’eux, ainsi qu’un certain nombre de médailles Fields.
Il faut noter que le mathématicien apatride, il ne prendra la nationalité française qu’en1971, refusera la médaille Field en 1966 en pleine gloire puis en 1988 le prix Crafoord, décerné par l’Académie Royale des Sciences de Suède.
Un roman documenté et une écriture fluide
Une courte bibliographie à la fin du livre éclaire avec netteté les sources qui ont permis à Yan Pradeau l’auteur, de raconter ce parcours, notamment les milliers de pages laissées par Grothendieck. Jamais l’auteur ne comble les trous, il précise lorsqu’il s’agit de fiction, laissant parfois des blancs sur certaines grandes questions auxquels peut-être Grothendieck lui-même n’avait de réponse, comme pourquoi avoir rompu avec les mathématiques ?
La structure du livre s’articule avec élégance sur le registre de la démonstration : « profitons que », « considérons que », « montrons qu’en dépit de leurs différences, il existe un invariant » …Un humour pince-sans-rire se devine dans le discours, comme ce « confort bourgeois de la porte dégondée servant de lit ».
Il faut souligner la finesse et la précision du texte, son vocabulaire simple, sans jargon, sans prétention, à la mesure de Grothendieck lui-même, ses comparaisons parlantes, comme l’image de la « réunion du planning familial à Saint-Nicolas-du-Chardonneret » et une vraie honnêteté intellectuelle dans le récit des faits ou des suppositions fictionnelles.
Grâce à cette limpidité d’écriture et de composition, Yan Pradeau réussit à rendre accessible, même au néophyte, une discipline un peu aride et permet d’imaginer la réalité de la vie d’un génie tourmenté : Alexandre Grothendieck, le mathématicien dont on ne cite plus le nom tant le langage, les théorèmes et les idées sont devenus ceux de la géométrie algébrique ou arithmétique, à tel point qu’ « il n’y en pas d’autre ».
Entièrement écrit au présent, Algèbre se lit d’une traite, et permet de comprendre une époque, un mode de pensée, mais aussi la solitude de ceux qui remettent en question les systèmes, mathématiques, sociaux ou politiques. Ainsi parmi les intuitions et fulgurances de Grothendieck, cette étonnante et prophétique attention à la survie de la planète avec un engagement total et utopique dans le combat écologique dès 1970 avec son groupuscule baptisé « survivre », puis « survivre et vivre ». Ces deux verbes, qui ont eu leur place dans la vie et l’œuvre de Grothendieck, sous-tendent délicatement Algèbre, ce roman d’une vie dans un siècle.
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