RÉCIT — Plus de trente années après la mort de son ami Joseph Kessel, Georges Walter revient sur les dernières années du célèbre écrivain. Sous sa plume, par-delà le temps, deux écrivains au crépuscule de leur vie se retrouvent : celui qui a été le témoin de la vieillesse de son aîné est désormais vieux. Il a lui aussi un dernier texte à écrire. Pour Kessel, ce livre est impossible à écrire, mais comme sublimé par le temps et les souvenirs, il donne naissance au dernier texte de Georges Walter, Le livre interdit, récit d’amitié, d’estime et de complicité.
Une relation d’amitié
Outre leurs origines d’Europe centrale, russe pour l’un hongroise pour l’autre, beaucoup de points communs réunissent Georges Walter et Joseph Kessel : leur métier d’écrivain, leur façon de le pratiquer intensément, leur appétit de culture et leur goût pour la littérature, les enquêtes et les recherches, mais aussi le hasard de leur biographie d’enfance qui les fait tous les deux passer par Nice. Puis, objet du récit entre nos mains, cette amitié faite d’admiration et d’affection les rapproche au cours des dernières années.
Journaliste de télévision, Georges Walter rencontre Joseph Kessel alors au faîte de sa carrière, à un moment où Kessel, Jef pour les intimes, n’a plus rien à prouver. Plusieurs années durant, Georges Walter va partager l’intimité de Kessel dans sa propriété d’Avernes, le four à Chaux, dernier lieu de vie du couple, dont il sera le témoin, le confident et le sphinx.
Le temps s’écoule dans une sorte de compagnonnage en écriture où très vite, Jef prend Georges Walter sous son aile, même si dans le récit de cette relation, on ne sait plus qui prend soin de l’autre. Qui couve et protège qui ? Car Georges Walter décrit avec sensibilité et tendresse, souvent avec humour, la relation de confiance qui se noue, le moment où les rôles s’inversent, notamment quand le grand Kessel vient, tel un débutant inquiet, donner à lire son manuscrit à son cadet …
Souvenirs de vieillesse
Se découvre ainsi au fil des pages un Kessel attachant, drôle, souvent méditatif, parfois absent et las, extrêmement touchant et détaché des années de panache et de fêtes avec les copains. Dans ce Kessel qui se prépare à mourir, l’image plus connue de l’aventurier excessif se pare de mélancolie, de retenue et de discrétion, voire d’une timidité parfois touchante chez cet homme habitué aux honneurs.
Autour de Kessel règne une grande solitude… car reste peu de monde de la longue vie mouvementée de cet homme qui a traversé le siècle : sa femme Michèle dont l’addiction a détruit les belles années et isolé le couple, Adrienne la collaboratrice, Bernard l’ami médecin et bien sûr Georges, l’ami écrivain et sa femme. Hormis ceux-là, quelques rares proches subsistent : Louis Nucéra, Alphonse Boudard et d’autres moins appréciés comme cet « Imbu » qui se reconnaîtrait sans mal …
Pour le narrateur, le déclencheur de ce retour au passé est la pose d’une plaque commémorative pour Joseph Kessel, gloire posthume où sont invités les amis survivants et témoins de cette époque. Ainsi se réveillent les souvenirs donnant naissance à ce récit des années 1964 à 1979. On commence au moment où Jef termine la rédaction des temps sauvages ; l’écrivain n’écrit plus beaucoup. Mais son entourage proche, les fidèles, dont le narrateur, complotent pour lui faire écrire le livre interdit, celui qui parlerait de sa mère Raïssa. Ce livre que Kessel n’écrira pas, parce qu’il ne le veut pas.
Contrepoint de celui que nous avons aujourd’hui entre les mains, récit d’une amitié et transmission de témoin…
Jeu de miroir
Car ici se dessine le fil rouge de ce livre : le jeu de miroir par-delà le temps, le parallèle entre le récit de la fin d’un écrivain et le grand âge du narrateur (la 4e de couverture dit que Georges Walter est mort en posant le mot fin) et ce dernier texte.
Au fil du livre, l’auteur se reflète en filigrane dans ce double de lui-même : face à face de vies créatrices, mémoire de ce que fut la vie d’avant et doutes devant ce qui pourrait être la dernière œuvre. Sans jamais se projeter en Kessel, Georges Walter évoque sans faux-semblant les dernières années d’un écrivain à l’oeuvre confirmée, mais surtout d’un homme, avec ses inquiétudes, ses angoisses pour sa femme malade et son amour immense pour celle qui lui survivra.
Tout au long du récit, Georges Walter orchestre cette habile mise en abyme du narrateur écrivain dans sa version jeune en face à face avec le grand écrivain couronné par l’Académie française. Bilan de vie, inversion des rôles et superposition de deux existences consacrées à la littérature… À chaque page résonnent des problématiques communes : le grand âge, l’éloignement progressif du monde, le rythme quotidien ralenti, la place de l’amitié, la solitude, le rapport à l’écriture, le désir et la peur d’écrire sur certains sujets.
Sous les silences de l’un puis sous les mots de l’autre se devinent la difficulté de la plongée en soi, de l’écriture de l’intime et l’appréhension naturelle d’un auteur devant un grand sujet. Chez Kessel l’écrivain aventurier qui a pris des risques inouïs pour raconter le monde, l’intime refuse de se livrer. Pourtant, il apparaît souvent sans dire son nom, comme dans ce reportage sur les Alcooliques Anonymes de New York (qui fera connaître l’association en Europe). Cette manière élégante de mêler l’intime à l’universel correspond à l’image de l’homme discret que l’on découvre au fil du texte de Georges Walter, qui, à son tour, avec élégance, se dévoile tout en parlant des autres. Alors c’est bien de filiation que l’on peut parler, entre ces deux écrivains dont l’oeuvre se nourrit d’intimité, de souvenir et d’humilité, soubassements d’une littérature généreuse et puissante.
Enfin, c’est avec une plume classique et fine, dans une langue pure à la construction parfaite, entièrement au passé simple et à l’imparfait, que Georges Walter nous fait pénétrer dans l’émotion et l’intime d’une vie, nous laissant l’impression d’avoir été les témoins discrets, sensibles et affectueux d’un jeu de miroir entre écrivains parvenus à la fin de leur vie. Semblable à tout ce que l’on comprend sans avoir besoin de se le dire entre amis, Le Livre interdit raconte une amitié, avec des mots mais aussi avec des silences.
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