Récit d’une rencontre et d’une vie, ce roman, Restos Humanos raconte le surprenant parcours d’Empédocles, un homme qui a construit son existence sur sa vocation de saint autoproclamé et s’est donné pour mission de rendre l’être humain meilleur. Suivant l’enquête d’un journaliste, le narrateur, sur ce saint atypique, l’auteur Jordi Soler réussit à entrer dans le cœur d’hommes en quête d’absolu, rattrapés par la réalité et obligés de se confronter à eux-mêmes et à leurs illusions.
Le roman commence par la commande journalistique faite au narrateur : écrire un article sur un homme qui « procure le bien », appelé le saint. Peu attiré par ce sujet anecdotique destiné à booster les ventes du journal, le narrateur se trouve contraint de faire un reportage sur cet homme qui, au XXIe siècle, se promène en tunique de toile, parcourt la ville nu-pieds et prêche la bonne parole dans l’indifférence ou le rejet de ses concitoyens.
Qui est-il véritablement et que cherche-t-il ? Voilà ce que le narrateur tente de saisir… Deux quêtes se croisent alors et s’enlacent : celle du saint, Empédocles, qui a décidé depuis sa jeunesse de sa vocation de saint et ainsi donné une direction à sa vie, avec celle, plus discrète, du narrateur dont on distingue entre les lignes le manque de repères et les désillusions.
Comme dans une tragédie racinienne, trois actes se succèdent, au fil des passions, des aveuglements et des remises en question. Passant d’un point de vue à l’autre, l’auteur joue des similitudes et des oppositions : désabusé, le journaliste explore la vie du saint dont petit à petit, les certitudes l’intriguent jusqu’à le fasciner. Volontaire, le saint ne croit pas en Dieu mais cherche, en toute bonne foi, à sublimer et améliorer la nature humaine. Conscient des nombreuses possibilités d’égarements humains, il canalise ses propres passions par une discipline de vie stricte et austère. Son flot des pensées et sa vision du monde sont un véritable hymne à l’innocence, la confiance, la fraîcheur, et décrivent avec humour une maladroite mais émouvante tentative de se dépasser et d’aider les autres à trouver le bien.
Hélas, le jour où un fidèle lui offre un congélateur, la vie d’Empédocles bascule. À partir du moment où l’appareil ménager se met à ronronner dans sa cuisine, le pauvre saint voit défiler dans son appartement les sept péchés capitaux. Avec le froid réfrigéré et la figure terrifiante de Childeberto, le Destin se met en branle dans une sorte de déterminisme très inquiétant.
En fait personne ne suit sa propre route, constate le narrateur. Tout nous a été inspiré, suggéré sinon légué, ou directement donné.
Très vite, Empédocles comprend que quelque chose lui échappe mais il ne peut l’accepter : ce serait reconnaître la mauvaise intention délibérée, ce qui serait contraire à la logique de pensée qu’il s’est forgé, une généreuse et aveugle foi en l’homme. Pris dans un complot, il devient alors un pauvre d’esprit sans malice, jouet de forces humaines supérieures qui le font agir et participer à ce qui le répugne.
Malgré son exigence de pureté et son ascèse volontaire, il se trouve au cœur des maux de ce monde : la quête de pouvoir, l’appât du gain, la corruption, l’exploitation de la faiblesse d’autrui, mais aussi face aux travers de la nature humaine : intérêt, jalousie, avidité, mensonge, trahison…
Le roman prend alors des accents de chemin de croix, récit d’épreuves qui vont croissant et où la conscience du saint s’éveille petit à petit, provocant tumultes intérieurs et interrogations sur sa vocation. Même pour un saint, difficile de rester imperturbable… quoiqu’il ait pu affirmer au narrateur dès les premières pages :
Un Saint, c’est précisément cela, un homme qui se domine lorsqu’il voit rouge.
En parallèle des aventures du saint, les passages au « je » où le journaliste raconte son enquête semblent presque froids, peu impliqués, ce qui s’oppose avec force à ceux où l’engagement affirmé du saint transpire dans les mots. Au-delà de leurs caractères et actions dans l’intrigue, c’est par le style d’écriture que Jordi Soler parvient à créer une vraie différence entre ces deux personnages phares, dont l’un éclaire les ombres de l’autre.
À travers ces portraits croisés, Restos Humanos interroge aussi les relations familiales et le fonctionnement de sociétés où soif de pouvoir et profit semblent diriger la marche du monde et où , en définitive, l’homme semble ne pas avoir le choix : chacun est perdu et cherche, comme il le peut, à donner du sens à ses actes. Présentant une galerie de personnages peu reluisants, rappelant par leur excès ceux de Garcia Marquez, peu sympathiques, pauvres types, illuminés, couards, corrompus, patibulaires, le romancier parvient à les rendre tous attachants : serait-ce ici une marque de la compassion de cet étrange saint qui déteindrait sur le lecteur ? Un roman à lire pour méditer sur son propre Destin …
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