ROMAN COMBATIF — Sous sa couverture rouge illustrée de poings serrés, ce livre de My Seddik Rabbaj, édité par le Serpent à plume, m’a d’abord intriguée par son titre Le Lutteur. Roman d’initiation et d’aventure, il raconte le passage à l’âge adulte d’un jeune garçon, mais aussi sa revanche sur les difficultés et les drames. Symbolique des luttes à mener pour devenir un homme ou une femme responsable de ses choix, Le Lutteur est un livre qui rend hommage à la liberté de penser et d’être.
L’histoire se passe aux confins du Sahara. Une tribu qui a su domestiquer des terres inhospitalières est massacrée par une autre, avide des biens et des richesses de sa voisine. De la tribu Raytsoute et de la famille Nbach ne réchappent que la mère et trois enfants dont Yahya l’aîné, qui prend vite l’autorité et la direction des évènements à la place de son père mort dans ce conflit.
La fuite les conduit dans une autre région du désert, une communauté placée sous l’autorité d’un Cheikh bienveillant et religieux qui accueille les rescapés, et fait de Yahya un lutteur puis l’un de ses gardes personnels. Le tableau semble parfait. D’autant plus que Yahya tombe amoureux d’une jeune fille…
Mais une menace plane dès le début du roman. Elle commence avec cette guerre de tribus dont on devine tout de suite qu’elle va être perdue pour les Raytsoutes : un mode de vie, une façon de pensée et des savoirs particuliers sont attaqués, au nom d’un territoire et de frontières à reconquérir. Vieilles querelles et jalousies exacerbent les tensions. Ce drame est à l’origine de la transformation rapide de Yahya en adulte, qui va devoir faire subsister sa famille, trouver sa place dans une société patriarcale avant de petit à petit affirmer ses choix et ses valeurs, malgré sa peau noire qui le distingue et malgré des différences de coutumes. L’angoisse sous-jacente, présente tout au long de l’errance, perdure malgré le refuge trouvé à la Zaouya, lieu saint, puissant, protégé et dédié à la pratique spirituelle. Pour les Nbach, il faut alors s’adapter à un mode de vie et à des codes sociaux différents, où religion et enseignement des textes sacrés guident les actions et la vie de tous les jours. Poussée par la volonté de s’instruire, de s’éduquer et de s’en sortir, la famille, devenue hôte de Dieu, travaille à son intégration dans la communauté. Mais, il faut compter avec les égos des uns et des autres, les rivalités, la soif de pouvoir économique et politique… Le passage à l’age adulte de Yahya se fera aussi par l’apprentissage de ces réalités. La tension s’apaisera quand il trouvera son chemin et sa place dans le monde.
Le livre surprend par son ton original : écrit au présent, comme un récit fait à la minute, un peu à distance, changeant plusieurs fois de narrateur avant de se fixer sur Yahya au fil du développement de sa personnalité et de la place qu’il acquiert dans la société. Ainsi un subtil parallèle se crée entre l’évolution du héros qui s’affirme avec le temps et le point de vue utilisé par l’auteur pour en faire le récit.
Tout au long du livre, la nature occupe une place majeure dans le récit et sa description est en accord avec les sentiments du héros, comme si elle matérialisait ses pensées. Tour à tour paysages d’errance, bruts, désolés, terres sauvages, arides puis cultivées et soumises, montagnes escarpées ou torrents violents rythment l’espace… Comme à l’époque romantique, tous les registres de l’âme humaine se reflètent dans ce paysage, montrant le lien intime de l’homme avec son milieu, son émerveillement devant sa beauté ou sa difficulté à la dompter.
Partout, le vocabulaire et le style de l’auteur frappent par leur extrême précision : les chapitres consacrés au Moussem, ce moment de festivités et de recueillement, sont extraordinaires de couleurs, d’odeurs et de vie. À chaque page, le lecteur déambule dans les pas de Yahya et à plusieurs reprises, pris par sa lecture, il lui semble goûter les mets, toucher les peaux et entendre les cris autour de lui. Les scènes de combat quand les tribus s’affrontent pour l’honneur devant le Cheikh et les puissances locales sont éclatantes, chaque détail permet de visualiser l’événement : de l’arrivée de chaque tribu avec ses particularités vestimentaires ou langagières, à leur prise de position du terrain jusqu’au déroulement des joutes.
Comme souvent dans le roman, l’auteur joue sur les contrastes d’ambiance et de sentiment dans les descriptions de ces scènes festives : la gaîté et l’excitation du défi s’opposent à la rudesse des scènes de guerres, où la même science dans l’art du combat est consacrée à tuer, non plus seulement à triompher pour la gloire.
Au fil des pages, le lecteur pourra s’étonner du rythme particulier de la narration, notamment avec cette façon de surdétailler les actions et leurs conséquences, ce qui contribue au tempo étrange de la narration. Malgré de magnifiques descriptions d’ambiances et de lieux, certains passages, notamment dialogues ou pensées intérieures, sont, à mon goût, trop explicatifs et laissent peu de place au lecteur, comme si, ce que celui-ci devait comprendre lui était précisé avec force détails. Mais sans doute est-ce ici un choix d’auteur pour mieux révéler les déchirements intérieurs du héros face à la sagesse apparente du Cheikh, choix stylistique qui contribue à donner cette sensation de récit initiatique et symbolique.
Vous l’aurez compris, le roman Le Lutteur de My Seddik Rabbaj est un texte profond, à la sonorité étrange et familière : à la fois épopée, voyage, conte et histoire d’amour. Ici ancré dans une terre africaine, ce récit d’épreuves et de passions récurrentes dans l’histoire humaine, appartient à toutes les époques, à tous les lieux et à tous les peuples. À tous, il parle d’ailleurs et d’universel : ce combat que chacun mène pour décider de la direction de son existence.
Le Lutteur, My Seddik Rabbaj. Le serpent à plumes, 2015.
Par Isabelle
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