Que peut-on attendre de la vie quand, à 89 ans, on se retrouve seule ?
C’est la question que se pose Lilly, alors qu’elle vient de mettre en terre son petit-fils, traumatisé par la guerre du golfe, et qui vient de se suicider. Lilly a le cœur en miettes. La guerre lui a déjà pris son frère en Picardie au début du siècle, et lui a volé son fils, au Vietnam : bien que revenu, celui-ci ne s’est jamais remis du conflit, et vit en ermite, loin de sa mère. Alors que la vieille femme envisage à son tour sa propre mort, elle se plonge dans ses souvenirs, revenant sur une vie pour le moins romanesque. Née au début du siècle, Lilly grandit avec son père, policier du gouvernement britannique dans une Irlande agitée par de graves troubles, son frère et ses deux sœurs. Mais le frère meurt pendant la première guerre mondiale, et Lilly se retrouve contrainte de fuir l’Irlande avec son fiancé, poursuivis par l’IRA. Elle commence une nouvelle vie aux Etats-Unis, comme beaucoup de ses concitoyens. L’Amérique, terre d’exil, sera-t-elle également celle du bonheur ?
Du côté de Canaan, c’est l’histoire d’une femme courageuse et combative, brisée par les guerres et la disparition de ses hommes. Chez Sebastian Barry, les hommes sont tués à la guerre, disparaissent volontairement, ou sont violents, violeurs ou meurtriers. Aucun ne semble racheter ses semblables, si ce n’est la figure idéalisée du père de Lilly, ce héros dont elle était si fière, et Willie, le frère mort pour la patrie. Très peu de demi-mesures, pour un roman qui, bien que tragique, parvient à ne pas sombrer dans la morosité, le pathos ou une noirceur trop marquée. La vie de Lilly est ponctuée par le deuil et la solitude. Elle a connu l’amour et l’amitié, mais au soir de sa vie, tous ceux qui ont compté pour elle ne vivent plus que dans ses souvenirs. C’est l’histoire du siècle qui se dessine en relief de celle de Lilly, mais une Histoire abordée d’un point de vue plus humain, presque intime. C’est l’Histoire qui s’invite dans un foyer. Les dates n’ont que peu d’importance : Sebastian Barry s’intéresse surtout à l’impact qu’ont les événements sur les êtres qui les vivent, de plein fouet ou en périphérie. La grande guerre n’a de corps qu’à travers le deuil de la famille de Lilly. La ségrégation ne s’exprime qu’à travers les discriminations dont souffre Cassie, la grande amie de Lilly. Et Lilly elle-même sortira de ce siècle meurtrie.
C’est un récit tout en subtilité que nous livre Sebastian Barry, en donnant voix à cette femme désespérément passive et seule face aux grands événements du siècle. Victime de son époque, elle tombera dans tous les écueils de l’Histoire. C’est aussi d’une certaine manière un drôle de thriller, car Lilly se sait poursuivie depuis sa jeunesse par l’IRA. Toute sa vie, elle ne sait si les tueurs sont toujours à ses trousses : cette incertitude, cette peur permanente, la rendent paranoïaque et le lecteur ne sait vraiment jusqu’à la fin si c’est à tort ou à raison. Cette tension, alliée au récit sensible de la vie de Lilly, font de Du côté de Canaan un récit original et prenant.
Du côté de Canaan, Sebastian Barry. Folio, 2014.
Photo : Teri Pengilley
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