Pavé imposant de plus de mille pages, Le Temps où nous chantions, de Richard Powers est un roman-fleuve qui retrace la vie d’une famille sur près d’un demi-siècle d’histoire américaine. A partir de l’union improbable entre David Strom, un Allemand juif qui a fui son pays et Delia Daley, une jeune Afro-américaine, qui se rencontrent en 1939 à un concert, Richard Powers brode l’histoire de la fratrie Strom, déchirée par les conflits sociaux des années 60 et 70.
Une saga familiale à travers l’histoire américaine
1939 : la guerre fait rage en Europe. C’est à un concert de Marian Anderson que David et Delia tombent amoureux. C’est un physicien juif, qui a pu partir d’Allemagne mais a dû y laisser sa famille. Elle, est une jeune étudiante noire de Philadelphie, passionnée de musique classique. C’est cette passion commune pour la musique qui va les rapprocher. Deux petits garçons, Jonah et Joseph naissent, puis une petite fille, l’année de l’armistice. Ni blancs, ni noirs, les enfants peinent à se trouver une identité dans une Amérique en flammes, déchirée par les émeutes raciales. La musique unit la famille : très rapidement, la voix de Jonah se détache. L’enfant a l’oreille absolue et une voix d’une pureté rare.
L’histoire est contée par le biais de Joseph, le deuxième garçon de la famille. La narration fait des bonds entre la vie de Joseph, et le passé, la rencontre des parents Strom, leur mariage, leurs hésitations. Le récit s’articule autour de trois grands thèmes : la couleur de peau, la musique, et les relations familiales.
En quête d’une identité
Le lecteur, effaré, découvre une nouvelle facette de l’Amérique des années 40, quand il assiste aux brimades dont souffrent les époux Strom, dès la minute de leur mariage. A cette époque, le mariage d’un Blanc et d’une Noire était interdit dans certains états. Deux mois après l’installation du couple dans l’appartement de David, ils sont expulsés. Dans la rue, Delia marche deux pas derrière son époux, telle une domestique : s’afficher dehors comme un couple, c’est s’exposer à des contrôles de police incessants, à des insultes, voire même à un lynchage. Et nous sommes à New York, et non pas au fin fond du vieux Sud. Ni blancs, ni noirs, les enfants Strom sont rejetés par les deux communautés. Scolarisés dans un premier temps à la maison, ils se heurtent pourtant très rapidement au racisme. Devenus adultes, l’amertume poussera Jonah à quitter les Etats-Unis, où sa couleur le cantonne à des salles de concert de seconde zone, à des annulations dès qu’on le voit et qu’on se rend compte qu’il est métis. La vie des jeunes garçons est rythmée par les interdictions et la peur, de la police comme de la rue. Ruth, la cadette, en conçoit une grande colère, et une amertume qui la ronge, et la pousse à arrêter ses études pour rejoindre les Black Panthers. La musique avait maintenu l’unité de la famille : mais face à la haine, même la musique n’adoucit pas toujours les moeurs.
Un roman musical
La musique est omniprésente dans ce très beau roman : les soirées de la famille Strom se passent réunis autour de l’épinette, où l’on joue à quatre, voire six mains, pendant que l’on chante, entremêlant des airs classiques avec des chansons plus récentes. Chaque enfant Strom est talentueux : mais Jonah surpasse ses cadets. Sa voix lui permet de tout chanter. Blanc, son succès aurait été éclatant aux Etats-Unis, mais Jonah est stigmatisé par son métissage. L’Europe lui tend alors les bras. Joseph, notre narrateur, est pianiste. La musique est toute sa vie. Quant à Ruth, la musique l’a déçue : seule la lutte pour les droits civiques lui importe désormais.
La famille au centre de l’intrigue
Les enfants Strom portent sur le couple formé par leurs parents un regard sans concession : ils souffrent de leur métissage et se demandent parfois quelle folie a pris à leurs parents. Ce mariage aura été à l’origine de beaucoup d’incompréhension, qui mènera finalement à une rupture familiale. Devenus adultes, les trois enfants ont des relations conflictuelles. Joseph fait bien souvent le lien entre sa soeur et son frère. Le jeune homme vit dans l’ombre de son frère génial : éternel accompagnateur, jamais soliste, il suit son frère docilement, mettant en valeur sa voix. Pour Jonah, Joseph met sa vie, sa jeunesse, sa carrière de côté. Jonah est certes un personnage fascinant, lumineux, séduisant : mais son égoïsme choque le lecteur. Jonah ne voit son frère que comme un faire-valoir, quelqu’un qui lui est totalement dévoué, et utile. Joseph passe complètement à côté de sa vie, dans sa tentative de préserver un semblant d’harmonie familiale.
Plus de mille pages nous permettent de plonger au plus profond des relations familiales de cette fratrie. Nous apprenons à les connaître, et à les aimer, au rythme de l’histoire américaine, que l’on découvre pas toujours très reluisante. Après un début assez difficile, la lecture coule toute seule : l’œuvre est pourtant dense, et égare le lecteur dans de fréquents retours en arrière. C’est un grand roman, écrit d’une main de maître.
Le Temps où nous chantions, Richard Powers. Le Cherche-midi, 2006. 10/18, 2008
Par Emily