Remember… nous sommes en septembre 2007, et une polémique ébranle « la grande » Amérique de la télévision, cette Amérique du Nord semblable à un colosse aux pieds d’argile, qui inonde les écrans du monde entier d’une culture estampillée « Hollywood », pénètre nos quotidiens et nous vend, en l’espace de quelques secondes de publicité intrusive, des icônes de rêve et de glamour – mirages dans nos vies si imparfaites. Miroir d’une Amérique qui place la liberté des individus sur un piédestal, la télévision diffuse en boucle des centaines de milliers d’heures de programmes, où les gestes et les paroles témoignent d’une liberté totale, parfois aux frontières du respectable, entre sexe, fric et sentiment d’impunité. Cette Amérique de l’excès condense sur le cable les pires scènes de la télé, bien trop souvent légitimées par des chiffres d’audience qui atteignent des sommets, nous dévoilant dans le même temps ses angoisses et ses douleurs, reflets d’une société en perte de repères. Retour sur un programme à la limite du tolérable, symbole d’une Amérique qui a fauté.
En 2007, CBS dévoile sa nouvelle pépite télévisuelle, une production censée repousser les limites – repoussées mille fois dans le passé – du nouveau genre qui fait fureur dans les chaumières : la télé-réalité. Imaginez quarante bambins jetés dans une ville abandonnée située dans l’Etat du Nouveau-Mexique, et qui fait étrangement penser à ces vieilles villes de western qui accueillirent de nombreux hommes en quête de fortune dans les grandes migrations de la Ruée vers l’Or. Bienvenue à Bonanza City, siège d’une nouvelle télé-réalité « révolutionnaire », qui accueillera, durant 40 jours, quarante mômes âgés de 8 à 15 ans, sans la présence d’aucun adulte pour les diriger ou les sermonner.
Allons donc, mon bon ami, savez-vous que des enfants seraient parfaits dans le rôle de candidats de télé-réalité ? Imaginez la scène : des enfants par dizaines courant en plein désert, une caméra qui les devance et les immortalise en vue plongeante, un nuage de poussière se soulevant de leurs pas et une musique épique accompagnant le tableau parfait d’une parfaite arnaque commerciale. Des enfants… oui, des enfants. Des enfants acteurs d’un « merveilleux projet », « d’une expérience humaine avant tout » – comme les candidats de Reality TV se plaisent à le souligner tant de fois –, qui gambadent, pleins de joie et d’insouciance, des projets pleins la tête et la sensation de vivre un moment de gloire atemporel. Des enfants, hauts comme trois pommes et de quelques Printemps à peine, qui, bercés par l’ingénuité de leur jeune
âge, s’attèlent à la difficile et non moins impossible mise en place d’une ville grandeur nature, avec ses charges administratives, ses obligations et ses lois. Welcome to Kid Nation…
Au moment du lancement de son programme, CBS vantait les mérites de Kid Nation comme « une merveilleuse opportunité » pour quarante enfants sélectionnés parmi tant d’autres, de vivre une « incroyable expérience de vie », afin de reconstituer un embryon de nos sociétés modernes et de montrer, par leur archarnement et leurs efforts redoublés, la capacité à se dépasser et à réussir là où les parents avaient échoués. Pionnier d’un Nouveau Monde, d’un microcosme prétendument représentatif de nos sociétés, Kid Nation devait être – sur le papier du moins –, une leçon de morale donnée aux Adultes, fautifs de tant de choses… et probablement tout aussi fautifs d’avoir donné naissance à un tel programme.
Mais voilà, les choses se sont avérées être bien moins idylliques lorsque quarante bambins ont débarqué dans le désert du Nouveau-Mexique, et ont été confrontés aux tâches les plus ingrates, à la solitude et à l’inexpérience imputable à leur âge. Livrés à eux-même et confortés dans l’idée de poursuivre la mascarade par le balet incessant des caméras, ces quarante enfants ont été durant quarante jours les marionnettes d’un cirque médiatique sans précédent. Jetés dans la fosse aux lions, sans repères et isolés du monde, au détail près qu’une myriade de caméras les observaient, nuits et jours, se chamailler, s’amouracher et se décourager, pour livrer aux téléspectateurs du monde entier le triste spectacle d’un chaos total. Recréer une micro société avec ses règles, ses lois, ses classes sociales, fait parfois resurgir quelques fâcheuses tendances qu’ont les Hommes à rétablir l’équilibre naturel que nos sociétés s’évertuent à réprimer : celles d’une hiérarchie des plus forts et des plus faibles. Alors oui, puisqu’il s’agit d’une micro société en tous points plaquée sur la nôtre, des enfants pleureront – une poignée pour faire dans l’euphémisme –, certains seront
les nouveaux riches, et d’autres les éternels pauvres… il est au moins possible d’imputer à la télé-réalité cette parfaite ressemblance avec la réalité.
Bobos en tous genres, blessures « de guerre » dues à l’utilisation du feu, absorption de certains liquides nocifs, comportements excessifs qui dénotent une perte totale de repères, Kid Nation est devenue, en quelques semaines de diffusion, le symbole des dérives d’une télé-réalité outrageuse et délirante. Seulement voilà, la production avait fait signer à tous les représentants légaux de ces nouvelles célébrités en herbe, des contrats où elle stipulait qu’elle se dégageait de toute responsabilité en cas « d’imprévus pouvant causer de graves blessures, des maladies ou la mort, tels que noyades, chutes, rencontres d’animaux sauvages, maladies sexuellement transmissibles, virus du sida ou grossesse ». Du grand art.
Sans parler des séquelles morales : sans restrictions, sans limites, les mômes sont parfois cruels entre eux. La détresse de certains enfants devenus les boucs émissaires de cette mini société à l’état primitif, fait espérer le téléspectateur qu’une armée de psychologues attendaient aux portes de Bonanza City pour réconforter ces pauvres victimes de l’insensibilité de leurs congénères. Et espérer que tous, à la sortie du tournage, furent pris en charge par des responsables éducatifs, probablement bien plus aimants que leurs propres familles qui les envoyèrent « gagner leur pain » à la force de leurs bras, à la sueur de leur front, à la rudesse et à la brutalité de la vie… La frontière entre esclavage des enfants et divertissement est parfois poreuse. Et, enfin, espérer que les producteurs, publicitaires et autres scénaristes, en bref toute cette myriade de corrompus avides de billets, délaissent leurs projets en tous genres pour s’atteler à la lecture d’un bon bouquin de philosophie. Le monstre TV a les dents longues… mais attention, pas d’enfants maltraités, oh ça non… on respecte bien trop la marchandise.
Immoralité, dites-vous ? Alors que beaucoup estiment que la télé-réalité aura atteint son paroxysme le jour où elle diffusera la mort en direct, Kid Nation repousse les limites du « vomi télévisuel ». Mettre en pâture quarante enfants pour le « plaisir des yeux » de millions de curieux, est-ce moral ? Alors que dans nos sociétés les enfants sont sacrés, ceux qui devaient être épargnés de ces machines à fric en deviennent les rouages même, l’espoir de faire cracher un peu plus encore les distributeurs à billets. La télé-réalité représente une mine d’or, une ressource en apparence inépuisable : comme ces hommes qui délaissèrent leurs vies misérables pour la Ruée vers l’Or, les producteurs de ce genre d’émissions sont ces nouveaux chercheurs qui flairèrent, un jour, le bon filon, celui d’un or noir que leurs grosses machines continuent d’extraire et de diffuser au monde. Déterminés à intensifier l’escalade du morbide aux heures de grande audience, du sensationnel sans cesse plus sensationnel, du sordide à la complaisance des plus basses
inclinaisons humaines, la Mort semble être l’unique moyen pour y mettre fin.
Voilà pourquoi nos enfants devront tuer la télé-réalité. La tuer, avant qu’elle ne les tue.
Par Maxime