Et nos yeux doivent accueillir l’aurore

L’université, c’est l’occasion pour nombre de jeunes Américains de s’éloigner de leur état d’origine et de rencontrer des gens vraiment différents de ceux que l’on côtoyait au lycée. De belles amitiés naissent alors, de celles qui vous marquent pour la vie. C’est déjà un thème que J. Courtney Sullivan abordait dans Les Débutantes, aux éditions Rue Fromentin, et c’est également le thème principal du roman de Sigrid Nunez qu’elle a vivement conseillé à son éditeur français. Conseil pertinent, car Rue Fromentin a effectivement publié ce mois-ci Et nos yeux doivent accueillir l’aurore.

Rien ne semble rapprocher Georgette et Ann lorsqu’elles se découvrent colocataires à l’université dans les années 60. En fait, Ann, élève issue d’un milieu très privilégié, avait même spécifiquement demandé une colocataire lui ressemblant le moins possible, ce que Georgette découvre avec stupeur. Alors que des études supérieures sont pour Ann la suite logique de sa scolarité, Georgette est la première de sa famille à aller à la fac. Elle vient d’une famille pauvre et marquée par la misère sociale. Elle découvre en Ann une personnalité solaire et ambigüe, rejettant violemment les privilèges de sa classe, et ses parents aimants, représentant à ses yeux tout l’égoïsme des riches. Ann est de ces filles qui manifestent à tout va, luttent pour les droits civiques, et vanteraient presque les mérites du communisme. Son credo ? Mort aux riches, ces égoïstes qui devraient donner chaque sou aux pauvres de ce monde. Ann juge et secoue son entourage. Elle a honte de son héritage culturel, de sa couleur de peau, du compte en banque de ses parents. Peu à peu, elle va devenir plus engagée, plus radicale dans ses propos. En somme, vous l’aurez compris, elle est idéaliste, et particulièrement agaçante. Elle est de ces filles qui en font trop, qui donnent des leçons aux autres, qui s’entichent de garçons pauvres et de préférence de couleur pour se donner un genre, et qui rejettent pour la même raison garçons et filles issus du même milieu que leurs parents.

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Georgette est alors particulièrement influençable, mais elle gagne peu à peu en personnalité. Assez rapidement, son chemin se sépare de celui d’Ann. Les deux filles se disputent, et cessent de se fréquenter. Mais Georgette n’oubliera jamais Ann. Et à sa grande surprise, elle retrouvera Ann…dans la rubrique faits divers d’un journal, où Ann est accusée de meurtre. Qu’est-ce qui a mené Ann, certes engagée et vindicative, mais tout de même bienveillante, sur le chemin du crime ?

Roman d’une amitié extrême, et portrait d’une époque de contestation et de profonds chamboulements, Et nos yeux doivent accueillir l’aurore est un récit introspectif, qui nous plonge dans les pensées de Georgette. L’analyse est donc de mise, Georgette cherche fréquemment à se justifier, et la trame chronologique n’est pas toujours respectée. Ce roman est donc proche de mémoires. Georgette montre comment elle a réussi à se construire en temps que femme, et quelle importance Ann a finalement eu dans sa vie. C’est un roman très dense, d’une méticulosité presque sociologique, qui donne à réflexion. Il y a plusieurs histoires en une : Et nos yeux doivent accueillir l’aurore raconte également une histoire d’amour impossible, ou encore la fugue de Solange, la sœur cadette de Georgette, partie sur les routes à l’époque de Woodstock, hippie passionnée et bipolaire. C’est un portrait tout en nuances de trois décennies, et du changement progressif des mœurs. L’euphorie des années 60 laisse peu à peu place au désenchantement des années 80. Tout évolue. Georgette évoque notamment son travail au magazine féminin Visage, qui l’enchante au début des années 70 : la publication va peu à peu évoluer et devenir plus vaine, plus creuse, devant lutter face à l’arrivée de concurrents agressifs. Puis, Visage disparaîtra, marquant la fin d’une époque, la fin des illusions.

Et nos yeux doivent accueillir l’aurore, Sigrid Nunez. Rue Fromentin, janvier 2014.

Par Emily Vaquié

A propos Emily Costecalde 1154 Articles
Emily est tombée dans le chaudron de la littérature quand elle était toute petite. Travaillant actuellement dans le monde du livre, elle est tout particulièrement férue de littérature américaine.

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