Le récit de Gueorgui Vladimov est étonnant, à plus d’un titre : tout d’abord, le héros est un chien, Rouslan. Rouslan vit et travaille dans un goulag, il ne vit que pour deux choses : son maître, et le « service », les tâches qu’on lui assigne, comme garder les prisonniers du camps, les intimider, les poursuivre, parfois. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, Rouslan le sait. Il se doute qu’on va probablement l’emmener au-delà des barbelés pour lui tirer une rafale dans le crâne, comme c’est arrivé à bien d’autres de ses camarades. Mais ce n’est pas la mort qui attend Rouslan, c’est la liberté. Va, découvre le vaste monde. Le maître lui dit de filer. Mais pour Rouslan, ce n’est pas la liberté qu’on lui offre, c’est un châtiment pire que la mort, c’est l’abandon pur et simple, la fin de son univers, et même pire, de son identité. Le camps ferme ses portes. Et tous les chiens sont lâchés dans la nature, livrés à eux-mêmes.
Tout sa vie, Rouslan a été conditionné : l’ordre bien établi, et les directives de son maîtres dictent sa vie depuis le plus jeune âge. Rouslan connaît alors un moment de profond désespoir : il ne sait quoi faire, et attend inlassablement le retour du maître. Il garde la foi, et continue son « service », au contraire des autres chiens qui, peu à peu, s’oublient et deviennent des animaux domestiques comme les autres. Rouslan, lui, ne s’abaisserait jamais ne serait-ce qu’à accepter de la nourriture de la main d’un autre humain que son maître. Affamé, amaigri, fanatique, le chien tourne en rond.
Puis Rouslan retrouve une raison de vivre : il est recueilli par un ancien prisonnier des camps, qu’il se met en tête de garder. Le maître serait fier de lui ! Mais ce maître si aimé, devient bientôt honni, car c’est au fond un traître. Rouslan le retrouve, mais ne reçoit en guise de geste d’affection qu’une mauvaise blague, quand le maître lui fait ingérer de la moutarde.
A travers les yeux de Rouslan, le lecteur découvre la réalité du goulag, et le totalitarisme, tel qu’il peut être vécu par quelqu’un qui y croit de tout son cœur. C’est là tout ce que connaît et aime Rouslan, et quand ce monde s’efface brièvement à la mort de Staline, le chien se retrouve bien perdu. La bonne marche du goulag constitue l’idéal de vie de Rouslan, prêt à accepter tout, y compris les brimades des humains, et la perspective d’être emmené, en fin de vie, derrière les barbelés pour y être achevé. Bien qu’animal, Rouslan est très touchant, et étrangement humain. Ses pensées sont certes canines, mais il observe et écoute de nombreuses scènes de la vie humaine, comme des conversations entre son « prisonnier » et la compagne de celui-ci. Au fur et à mesure que le récit avance, la voix de Rouslan se fait plus marquée, plus complexe. Il plonge dans ses souvenirs, dans ses huit ans de vie canine au service de la dictature communiste. Sa fidélité, jusqu’au derniers instants d’une déchéance bien triste, reste touchante. Car, malgré la trahison du maître, malgré la fin de son monde, jamais le chien n’aura remis en question le système terrible dont il n’était qu’un élément parmi d’autres. Un livre édifiant, qui pousse le lecteur à s’interroger.
Le Fidèle Rouslan, Gueorgui Vladimov. Belfond vintage, janvier 2014.
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