ROMAN AMÉRICAIN — La famille, ce n’est pas toujours un cadeau. Celle de Pandora a toujours été de celles qui vous étouffent, vous inhibent : enfant, elle s’est construite dans l’ombre d’un père star du petit écran. S’il triomphe à la télévision avec une famille d’acteurs, il en délaisse ses véritables enfants. Égocentrique et obsédé par la célébrité, ce père peu présent a fondé tous ses espoirs paternels sur son fils aîné, Edison, délaissant Pandora. Musicien de jazz prodige, Edison est brillant, séduisant, vaguement égoïste : la pomme ne tombe pas loin de l’arbre qui l’a porté. Il a joué avec les plus grandes pointures, a fait le tour du monde au rythme des tournées, promenant ses doigts longs et fins sur les plus beaux instruments. A dix-sept ans, il est parti pour New York sans se retourner, laissant derrière lui une Pandora encore adolescente.
Pandora et Edison sont désormais quadragénaires et ne se sont pas vus depuis quatre ans. Pandora vit dans l’Iowa avec Fletcher, son mari, ébéniste et les deux enfants de celui-ci, Tanner et Cody. Femme d’affaires accomplie, Pandora n’assume pas vraiment sa réussite familiale et professionnelle et c’est toute à ses complexes qu’elle accepte d’héberger Edison, qui est « entre deux appartements », une façon pudique de ne pas dire qu’il est devenu tout bonnement SDF. Malgré les réticences de Fletcher, Pandora s’engage à fournir un toit à son frère arrogant et pénible pendant deux mois. Mais alors qu’elle l’attend à la sortie de l’aéroport, c’est le choc : à la place du bel homme svelte dont elle gardait le souvenir, elle découvrir un Edison méconnaissable, devenu obèse. La cohabitation entre la famille de Pandora et ce frère capricieux, négligé, et véritablement énorme va s’avérer difficile, au point de mettre en danger le mariage de Pandora. S’il fallait choisir, Pandora choisirait-elle son mari, ou son frère ? Triste dilemme.
Si, de prime abord, on peut croire que l’obésité, ce fléau résolument moderne, est le thème principal de ce nouveau roman de Lionel Shriver, on se rend bien vite compte qu’en fait, elle préfère disséquer la relation unique et parfois difficilement compréhensible de l’extérieur qui unit les fratries. Pandora et Edison ont beau ne pas s’être vus pendant très longtemps, ils retrouvent bien vite leur complicité d’antan, isolant inconsciemment Fletcher. Fils unique, ce dernier ne comprend pas véritablement ce que Pandora voit en son frère, qu’il perçoit comme un parasite méprisable qui profite de leur table et de leur chambre d’amis sans contrepartie, financière ou domestique. Le fossé se creuse entre Edison et Fletcher, et Pandora se retrouve rapidement dans la position inconfortable du médiateur. Et même si Pandora est tout à fait consciente de ce qu’elle risque en aidant Edison, elle est prête à s’investir à corps perdu dans le salut de son frère, en dépit des menaces progressives de son époux. En somme, avoir un frère, c’est l’aimer en dépit de tout, de ses défauts comme de l’inimité que peuvent lui témoigner ceux qui nous sont proches.
Bien sûr, l’obésité reste un des thèmes majeurs du roman : grâce au style très méditatif du roman, qui nous permet une immersion complète dans les pensées et réflexions de Pandora, nous suivons l’évolution de sa perception de l’obésité d’Edison. Est-il devenu si gros parce qu’il était déprimé, ou est-il déprimé parce qu’il est gros ? Que s’est-il passé pour qu’il se laisse aller à ce point, lui qui avait fait soixante-quinze kilos toute sa vie ? Pandora se réfugie dans un premier temps dans le déni, préférant faire comme si de rien n’était avant de finalement prendre le problème à bras-le-corps. L’obésité de son frère l’amène également à réfléchir à son propre surpoids et aux complexes qu’il entraîne. Lionel Shriver, à partir de ces épiphanies, réfléchit alors à l’impact d’un régime drastique et de la modification relativement soudaine de son apparence sur un individu. L’étude paraît presque sociologique : elle est de fait passionnante. Lionel Shriver décrit très finement ce qu’un régime obsessionnel peut faire à un individu, mais également à son entourage : il y a les envieux, ceux qui réprouvent, ceux qui restent sceptiques. Le roman se fait alors très psychologique : est-on aussi satisfait qu’on l’espérait, en fin de parcours ? A-t-on vraiment l’impression d’avoir gagné ?
Alliée à une analyse bien menée, la galerie de personnages plutôt sympathique du roman fait de Big Brother un récit très réussi : on plonge avec plaisir dans une histoire en apparence superficielle, mais qui possède en réalité une véritable profondeur. Avec les relations fraternelles, et les problèmes de poids, Lionel Shriver jongle avec des thèmes qui nous parlent et nous touchent. Qui n’a jamais voulu protéger son frère, parfois de lui-même ou envisagé de perdre un ou deux kilos ? Big Brother se découvre donc avec un plaisir indéniable.
Big Brother, Lionel Shriver. Belfond, septembre 2014. Traduit de l’anglais par Laurence Richard.
Je suis une fervente admiratrice des romans de Lionel Shriver et Big Brother n’a pas dérogé à cette règle ! Pertinent, truculent, poignant. Lionel Shriver parvient à disséquer des problèmes très contemporains et c’est toujours fascinant !
Je la découvrais avec ce roman mais je suivrai indéniablement cet auteur à l’avenir !
Je note ce titre surtout que c’est un auteur dont j’avais apprécié les ouvrages précédents merci pour ta chronique 🙂