J’y étais : Suite française au cinéma

Suite française, une femme sous l’Occupation

Adapter un best-seller au cinéma est un art délicat. Qui plus est quand le roman lui-même a une histoire bouleversante et qu’il est resté inachevé parce que son auteur, Irène Nemirovsky, a été victime de cette France occupée qu’elle décrit. L’exercice est d’autant plus difficile que cette période de l’Histoire française, encore très à vif, a inspiré de nombreuses fictions au cinéma. Pour Suite française, le réalisateur Saul Dibb a pris un parti : son film raconte l’histoire d’une femme dans un village français à l’été 40. Comme dans le roman, au travers d’un destin individuel se dessine le portrait d’une société toute entière, dont les différentes facettes se révèlent avec l’Occupation.

Écrit à chaud, en plein cœur de la guerre, le livre aurait dû comporter cinq parties, l’auteur n’a eu le temps d’en écrire que deux avant d’être déportée : elle souhaitait le construire comme une symphonie, calquée sur les mouvements de la 5e symphonie de Beethoven. Le manuscrit, après bien des péripéties, a été publié en 2004. Le film se concentre sur la deuxième partie, intitulée Dolce dans le roman.

Une société française en déroute

17 juin 40. Pétain prononce son célèbre discours « C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat ». Devant l’avancée de l’ennemi devenu officiellement l’occupant, les populations fuient Paris. Des milliers de personnes se bousculent sur les routes. Le film montre avec réalisme ces cohortes épuisées, la fatigue, le bruit, la saleté, l’angoisse quand des avions surgissent dans le ciel : on songe à Jeux interdits avec ces visages égarés dans les blés de l’été. Comme tant d’autres dans les campagnes françaises, le village de Bussy est envahi. Derrière les réfugiés, arrive l’armée victorieuse qui va, elle aussi, s’installer.

Le film prend alors sa dimension de fresque sociale : des nobles aux paysans, toutes les classes de la société sont bouleversées par ces arrivées. Certains entendent défendre leurs privilèges, d’autres les abattre, vieilles querelles françaises au parfum d’Ancien régime qui se mettent à rebouillir à la faveur du changement de pouvoir.

Présente dans le roman, cette peinture implacable de la société a tout d’un tableau de Bosch : les passions, les secrets, les petitesses se réveillent, et avec elles les jalousies et les malveillances qui déchireront un pays en deux, bien plus sûrement que ne le fera la ligne de démarcation.

Le film montre assez bien que, même si certains n’ont aucun doute sur l’attitude à avoir,  chacun installe une relation particulière à l’occupant. Relation dictée par l’histoire individuelle, le milieu ou la famille, la culture, les convictions ou encore les nécessités… Entre haine viscérale du Boche, indifférence ou curiosité pour ces soldats qui sont aussi de solides et jeunes garçons, voire tentatives d’alliances entre les notables locaux et les nouveaux maîtres du pouvoir, les réactions sont multiples et mouvantes.

Dans leur maison réquisitionnée pour loger un officier, Lucile Angellier, dont le mari n’est pas encore rentré du front, et sa belle-mère voient arriver un Allemand francophone, cultivé et mélomane…

Suite Française,  Irène Némirovsky, Saul Dibb

Une histoire d’amour impossible

Le film raconte une histoire d’amour qui n’aura pas lieu, entre deux personnes du même univers socio-culturel mais que leur nationalité et leur camp séparent. Il dépeint avec justesse un pays rempli de femmes, de vieillards et d’enfants, ce qui est la réalité des campagnes en 40, les hommes n’étant pas encore revenus du front. L’occupation est ainsi montrée sous l’angle des femmes et en particulier par le regard de l’héroïne, Lucile, femme d’un milieu privilégié et encore préservé.

Dans le village occupé, les tensions sociales s’exacerbent et se figent dans des postures de classes. À certains moments du film, l’excès de caractérisation fait surenchère et frise la caricature : le bon paysan, le noble perfide, l’invalide bougon, l’ennemi pervers et la domestique dévouée… S’agit-il d’un parti pris de réalisation destiné à souligner le manque de recul devant les évènements ou la candeur d’une jeune femme riche des années 40, dépendante de sa belle-mère et d’un mari épousé par raison ? Lucile est en effet une Emma Bovary d’avant-guerre et Bruno von Falk, l’officier allemand, incarne le rêve et l’amour inconcevable.

À l’écran, une indéniable sensualité est apportée par l’innocence de la jeune femme qui découvre petit à petit ce qu’elle désire, alors qu’elle n’avait jusque-là fait qu’obéir aux us et coutumes de son milieu. L’amour naissant a pour cadre la campagne française, entre champs, terres et forêts.  Symbole romantique par excellence, la nature devient, dans le film, métaphore des tourments de l’amour. Quand elle n’est pas domestiquée par les cultures ou dans les parcs du château, la nature y est montrée sauvage et inquiétante : la forêt est un dédale pentu dans lequel les êtres humains fuient, courent, se cachent, et où leur nature animale est libre de resurgir.

Une peinture de l’intimité

Le réalisateur a choisi de situer son récit à un moment charnière dans l’histoire intime d’une femme et dans la grande Histoire. Pour faire sentir les déséquilibres à venir, le film fonctionne par effleurement : au sens propre dans la relation qui se noue entre la jeune femme et l’officier, et au figuré dans les problématiques naissantes de cet été 40, les délations, le marché noir et les compromissions. Devant l’attirance de ces femmes pour les soldats, comment ne pas voir en arrière-plan le spectre des femmes tondues qu’elles deviendront ? Ainsi que les menaces plus sombres qui se profilent derrière cet été ensoleillé : la ségrégation, les rafles, les dénonciations, les otages fusillés et les déportations ?

Le film insiste sur l’intériorité des personnages et se fait peinture de l’intimité : celle qui se met en place dans le couple impossible, celle qui se cache à l’intérieur d’une demeure bourgeoise, celle qui se tisse dans une relation de dépendance ou dans un rapport maître à valet. Au début du film, les images semblent tirées de tableaux de Vermeer : des enfilades de couloirs, des portes entrebâillées et des lumières en demi-teintes peignent un univers étriqué, à courte vue, qui au cours du film s’entrouvre sur des sentiments et des sensibilités plus généreuses.

Il faut souligner le travail de cadrage, de composition et d’éclairage dans ces scènes de la vie d’intérieur. Dans l’image et dans les costumes, l’utilisation de couleurs sourdes avec des tons de brun et de bleu accentue cet effet intimiste avant de s’ouvrir à des teintes plus lumineuses : Lucile, jouée par Michelle Williams, se met à porter des robes fluides et claires face à sa belle mère empesée et rigide. Kristin Scott Thomas campe cette Folcoche austère, dont le dédain pour les classes inférieures vaut la morgue aristocratique des héros de Jane Austen. Incarné par Matthias Schoenaerts, l’officier allemand est un héros balzacien, déchiré entre le devoir et l’humanité, rappelant par son combat intérieur Erich von Stroheim dans La grande illusion.

Suite Française,  Irène Némirovsky, Saul Dibb

La musique au cœur du film

Malgré cet excellent casting, le film ne parvient pas à dépasser la petite histoire. Le spectateur a la sensation d’un manque de profondeur, en dépit de la dualité suggérée par les errements et les hésitations des personnages. Il est certes difficile de dépeindre l’Occupation et ses multiples contradictions, mais la romance impossible ne suffit pas à donner du relief au film, ni à rendre compte des différentes strates de complexité et de ce qui est au centre du roman : la lutte entre le destin individuel et le destin collectif.

Dans l’évocation de la grande Histoire, situations attendues et rebondissements prévisibles impriment au film un ton archétypal, qu’il est parfois difficile de distinguer du cliché : le bon paysan devient résistant, le mauvais se rachète par une mort courageuse et le héros se sacrifie. Créée pour le film, la bande-son souligne ce qui est vu et fonctionne trop souvent à la façon des films à suspense pour alerter des instants forts : cette insistance contribue à donner la sensation d’une narration prévisible.

Pourtant la musique occupe une place essentielle au cœur du film, Lucile est musicienne et Bruno compositeur. Un piano les réunit, avec une création Suite française dont la partition a été composée spécialement pour le film. Comme cela est esquissé dans le roman et comme en témoignent les dernières années d’Irène Némirovsky, la musique, la création et la culture sont au cœur de la vie : elles permettent de rester vivants, humains et sensibles, et en temps de guerre, demeurent peut-être les seuls moyens de s’échapper de la violence, de la lâcheté ou de la bêtise.

Suite française est un film sur les sentiments humains dans une époque de déchirements où sous l’histoire d’une femme, affleure le drame historique et social. Ce film pose une question aux spectateurs d’aujourd’hui : et nous, qu’aurions-nous fait ?

 Par Isabelle

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