Je viens, un chant grave

Je viens, Emmanuelle Bayamack-Tam, POL

Je viens. Ce titre, qui sonne comme une menace et un soulagement, donne le ton du dernier roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam : inattendu, affirmé, plein de caractère et porté par une écriture vive et puissante. L’histoire est celle d’une famille, racontée par trois des femmes de la maison, d’âge et de vécu différents. Trois récits à la première personne, souvent drôles, crus dans leur nudité et leur expression brute des sentiments et émotions. Ce roman parle de vérité et d’illusion, de la façon dont chacun perçoit le monde que représente sa famille, l’idée qu’il s’en fait et l’histoire qu’il se raconte à son propos. Comme le rappelle la 4e de couv, le monde fonctionne souvent sur des malentendus, et ainsi vont les relations familiales.

Je viens commence par le monologue d’une jeune fille, Charonne, qui est figure paradoxale : candeur et fragilité sous un physique de géante, désir de faire confiance à l’adulte malgré les désillusions récurrentes sur ceux-ci. Il y a dans le récit de Charonne autant d’innocence que de brutalité, comme si l’enfant n’étant pas encore complètement policé et soumis aux règles sociales, pouvait seul remarquer les évidences ou les paradoxes des adultes. Comme une Pythie, l’enfant semble alors une voix à part, lucide et tendre, parlant sans barrière de désir, de pureté et de rêve.

Je viens, Emmanuelle Bayamack-Tam, POL

Le motif de ce roman a été étonnement souligné par un spectacle vu au moment où je lisais Je viens : Lignes de faille au théâtre du Rond-Point, adapté du roman de Nancy Huston. Un régal de finesse, de drôlerie et de gravité. La pièce Lignes de faille et le roman Je viens se sont alors fait écho : histoires familiales, humour à base de désespoir, absurdité du monde qui en devient presque poétique, monologues successifs et voix de l’enfant, qui permet par sa grande proximité avec ses sentiments, de porter un regard naïf et interrogateur sur les actes des adultes. Dans la pièce, un parti pris de mise en scène, faire jouer les enfants narrateurs du roman par des adultes, donne une liberté supplémentaire et ajoute un niveau de décalage entre ce que l’enfant perçoit du comportement des adultes et ce qui est expliqué par ceux-ci. Le roman Je viens joue lui aussi sur cet effet d’échelle.

Après celui de Charonne, viennent deux autres monologues encore plus forts, bilans de vie caustiques, brutaux, sincères, en colère ou résignés, une sorte de décillage sur la réalité, de confrontation obligatoire à soi où chacun laisse tomber ses faux-semblants.

Une scène cristallise cet affrontement : Gladys entre dans la salle de bains de sa mère et se voit dans les glaces qui se font face. Elle qui, depuis 30 ans a banni les miroirs de son intérieur feng shui, aperçoit tout à coup son corps sous des angles inattendus…Ainsi le roman parle des femmes, de leur rapport à la féminité, à la sexualité et à la séduction. De très belles pages sur le vieillissement rappellent ces petites morts dont parlait Montaigne.

Cette plongée dans les âmes d’une famille ne serait pas si envoûtante si elle n’était magnifiée par l’écriture d’Emmanuelle Bayamack-Tam : belle, sauvage, souvent drôle, rythmée et claquante. Un je qui donne du corps aux personnages, les rend très présents, attachants et qui les différencie malgré un pronom commun. On pense à Mort à crédit de Céline ou à Gros Câlin d’Emile Ajar/Romain Gary, pour cette langue rebondissante, cruelle, pleine d’humour qui semble jouer sur la déstabilisation du lecteur : que ce soit par des images étonnantes, des coqs à l’âne qui n’en sont pas, des rapprochements qui semblent incongrus mais significatifs, des juxtapositions de registres de langues et de rythmes comme une réécriture du langage parlé.

Sous la verve sans concession transpire une sensibilité, une générosité et une affection pour ces personnages si terriblement humains. La langue devient mélodie, presque incantatoire, et Je viens un chant d’espoir, violent, drôle et âpre, qui résonne fort et longtemps en nous.

Je viens, Emmanuelle Bayamack-Tam. POL, 2015.

Lignes de faille, de Nancy Huston, Actes Sud

Le spectacle : terminé au 11 avril (hélas !)

Par Isabelle

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