En 1961, le danseur Rudolf Noureev, alors en tournée à Paris avec le ballet russe Kirov, se jette dans les bras de deux policiers français de l’aéroport du Bourget en clamant « I want to stay in France ! ». Ce passage à l’ouest marque le début d’une immense carrière internationale. Mais avant de faire ce « saut de la liberté » gravé dans les mémoires, Rudolf Noureev était Rudi, jeune adolescent Tatar rêvant de danse et de jours meilleurs. Françoise Dargent s’est penchée sur son histoire.
Union soviétique, 1961. Rudi a 13 ans, trois sœurs et une mère aimante, un père bougon et une folle passion pour la danse, qu’il pratique en secret auprès d’Anna Oudeltsova. En secret car son père aimerait un fils qui deviendra ingénieur, un fils qui aimerait chasser, comme lui. Bref : un fils à son image. Mais ses années à la guerre ne lui ont pas permis de nouer des liens avec ce fils qui, il le sent, lui échappe. Loin de mettre de la bonne volonté dans ses relations avec son père, Rudi consacre toute son énergie à la danse. Et, bientôt, le travail paie. Le voilà figurant dans les petites productions de la troupe d’Oufa, son village perdu au fin fond de la Bachkirie. Le jeune garçon, fort des compliments de ses professeurs, saisit sa chance : la troupe part en tournée à Moscou, c’est l’occasion ou jamais de passer des examens d’entrée dans des écoles de danse réputées. Après moult péripéties, il finit donc par atterrir à la prestigieuse école Vaganova de Léningrad : « Soit vous serez un danseur extraordinaire, soit le modèle des ratés – et plus probablement le modèle des ratés » lui dit-on en l’acceptant. A 17 ans et malgré tous les compliments qu’on lui a fait, Rudi doit entendre que son style est particulièrement mal dégrossi. Qu’à cela ne tienne. Il travaillera tant et plus, faisant étalage de l’épouvantable caractère qu’on lui a si souvent reproché.
Françoise Dargent s’est manifestement beaucoup documentée avant d’attaquer la rédaction de cette biographie romancée. S’appropriant totalement l’exercice, elle mêle avec bonheur éléments biographiques et fictifs dans un portrait du jeune Noureev très vivace. L’ensemble du roman est rédigé au présent et dans un style très oral, à la limite de la correction parfois : c’est un peu surprenant au départ, mais cela colle tout à fait à l’image de paysan soviétique mal dégrossi qu’offrait alors le jeune Noureev. L’auteur s’est vraiment bien approprié le personnage : on retrouve dans le roman la graine du Noureev arrogant, prétentieux et parfaitement imbuvable que les journaux se sont plus à décrire tout au long de sa carrière. Un autre de ses personnages de scène, peut-être ?
Il en va de même pour l’univers : Françoise Dargent ressuscite avec brio l’URSS et les oppositions flagrantes entre les deux blocs. Avec Rudi, on souffre du froid, des privations, de la surveillance constante du KGB, de la peur de ne pas pouvoir mener à bout sa passion.
Celle-ci, dévorante, s’invite de plus en plus au fil des pages. Si, au début, Noureev danse à la petite semaine, plus le roman avance, plus il se consacre à son art, ne comptant plus les heures et les paires de chaussons usés sur les parquets. Et pour quels résultats ! La légende prend forme, peu à peu, sous nos yeux. Et ce qui est intéressant, ce que ce n’est pas seulement un roman parlant de la construction d’une étoile : l’auteur s’attache également aux sentiments de Rudi, s’attardant sur ses amitiés (amoureuses ou non), dépeignant avec précision son ébahissement lorsqu’il débarque enfin à Paris et découvre la liberté dont jouissent les danseurs français.
A ce stade du roman, la tension monte : on voit le peu de pages qu’il reste, on sent la frustration d’un ballet placé sous haute surveillance et la rage de Noureev de se sentir comme un oiseau en cage. Le roman s’achève de manière un peu abrupte, mais sur la scène qui justifie à la fois le titre et le projet : si, jusque-là, le jeune homme n’était que Rudi, son fameux « saut de la liberté » au Bourget consacre Noureev, star internationale, danseur soviétique en exil.
Alors il faut franchir le cap de ce style oral qui désarçonne au départ, si l’on veut découvrir les jeunes années d’un grand danseur, dont Françoise Dargent tire un portrait passionnant.
Le petit plus : si la vie et l’oeuvre de Rudolf Noureev vous intéressent, le Centre National du Costume de Scène (Moulins, Allier) lui consacre une riche exposition permanente fournie en costumes, objets, photos et images d’archives.
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