HUIS-CLOS — Avec La Chambre d’ami, les éditions Sonatine frappent encore très fort ! Fascinant huis-clos, le dernier roman de James Lasdun s’ouvre sur la promesse d’un séjour estival entre amis dans une maison de rêve avec piscine… Dans une atmosphère élégante à la Gatsby, se trouvent réunis le propriétaire de la maison, Charlie, un yuppie new yorkais sympathique, un peu étroit culturellement mais aimant les bonnes choses, Chloé, sa charmante femme, avec ce je-ne-sais-quoi d’assurance et d’égoïsme propres aux héroïnes de Fitzgerald. Et enfin, Matthew, un cousin de Charlie, un type agréable, serviable, facile à vivre à tel point qu’on lui donne pour l’été la chambre d’ami. Mais sous les apparences tranquilles planent mystères et secrets, tandis que va se révéler la vraie nature de chacun… Nourri de classiques de la littérature et du cinéma, James Lasdun manipule son lecteur du début à la fin, enchaînant surprises, détours et renversements et n’hésite pas à brouiller les pistes dans une logique quasi obsessionnelle de déstabilisation par le paradoxe. Mais comme chez Fitzgerald, une seule certitude dès la première ligne de ce roman : rien de cette agréable parenthèse ne pourra durer…
Des héros presque parfaits
Qui n’a pas fait l’expérience de vacances entre amis devenues cauchemar relationnel ? Voilà à peu près ce à quoi l’on s’attend au début de ce roman, et sans crainte de spoiler, le lecteur ne sera pas déçu : sous l’amitié et la complicité du trio se cachent rivalités, concessions, jalousies et autres sombres dessous de la vie en commun….
Dès les premières pages, le cadre est donné : deux cousins, un riche, un pauvre, l’un marié l’autre pas, l’un a la femme idéale que l’autre aurait pu aimer. Tous les éléments d’un drame sont en place. Mais ce ne sont pas ceux que vous croyez… Car confiance, droiture et respect règnent entre nos trois personnages principaux. S’il est l’ami fidèle et sur lequel on peut compter, Matthew n’en est pas moins insensible au charme de Chloé : car elle répond en tout point à ce qu’il pourrait attendre d’une femme, si elle n’était pas la femme de son cousin… Mais il est homme d’honneur et rien ne transparait de son attirance, hormis une complicité respectueuse qui se passe de mots, une sorte d’intimité profonde sans paroles. Le lecteur sera touché par cette relation entre Chloé et Matthew, tout en ressentis, nourrie de regards et sourires d’assentiments et réunie par leur affection commune pour Charlie. Car Charlie est le type idéal : beau, riche, intelligent, sportif, sympathique accueillant et généreux. Mais Matthew n’en est pas jaloux : au contraire, il est heureux de son bonheur et s’en satisfait avec une bienveillance quasi bouddhique, si bien qu’il n’hésite pas à rendre service à son cousin en début de roman pour retourner à New York chercher le cadeau d’anniversaire de mariage oublié en ville. Parce que au fond, que sont plusieurs heures transport dans une ville surchauffée face au plaisir de rendre service aux êtres qu’il aime le plus au monde ?
L’intrigue va pouvoir s’installer, une fois les relations entre les personnages posées, de même que les occupations de chacun dans le groupe…
Entièrement écrit au passé, le livre se présente comme le récit un peu nostalgique d’un temps révolu, renforçant ainsi la similitude de ce texte avec les romans de Fitzgerald, avec cette mélancolie si particulière d’une jeunesse heureuse et d’une époque bénie qui ne reviendront plus. De même, le point de vue tout au long du roman est celui de Mathew, l’invité, le seul qui peut avoir un peu de distance sur cette vie privilégiée, parce que justement il n’en a pas tout à fait les codes ou les moyens. Alors peinture sociale ? Oui mais pas que … Surtout quand on s’aperçoit que le titre original du roman est The Fall Guy, littéralement « le bouc émissaire », on comprend que tout ne va pas être si facile pour le lecteur…
Premiers troubles pour le lecteur
Car très vite sous la lisse apparence de cette vie de papier glacé, les fissures apparaissent avec une discrétion rigoureusement orchestrée par l’auteur : problèmes de job et d’argent, ambitions et désillusions professionnelles, égocentrisme, rôle parental en pointillé, oisiveté, ennui… Au fur et à mesure que les failles de chacun se dessinent, les trois personnages gagnent en complexité, devenant ainsi de plus en plus attachants, en particulier Matthew, celui qui possède le moins du côté matériel, mais qui semble le plus humain et presque le plus solide du trio.
En parallèle de ces révélations subtilement dosées sur les caractères de ses héros, l’auteur installe de façon imperceptible mais durable un sentiment de malaise chez son lecteur, qui se trouve très vite incapable d’interpréter la vraie nature des relations entre les personnages. Jouant sur la façon dont s’organise leur quotidien et leurs relations au monde extérieur, le romancier soulève leurs paradoxes sans pour autant les résoudre. Ainsi, quels sont exactement les rapports entre Charlie, Chloé et Matthew ? Domination, servitude, exploitation, soumission ? Une fois le doute installé chez le lecteur, James Lasdun l’amène à penser exactement l’inverse, en insistant sur la bienveillance évidente des uns pour les autres, la serviabilité , la générosité et l’accord parfait du trio.
Mais ce n’est pas tout… Maitre de ce qu’il compte nous faire subir, l’auteur distille à dose infinitésimale de petits indices, qui, pris à rebours, montreront que depuis le début, tout n’était pas si clair… ni si lisse que prévu.
Une première surprise, tant pour Matthew, dont le roman épouse le point de vue, que pour le lecteur, est une découverte : Chloé ment. Le secret que Matthew découvre par hasard l’obsède sans qui ne sache que faire. En parler à Chloé ? À Charlie ? Hésitant entre déception, révélation et exigence d’explication, Matthew choisit de se faire enquêteur, conscient de son manque de légitimité à demander des comptes à l’intéressée. On s’en doute, cette décision n’est que le début d’une suite de mauvais choix qui vont le mener au pire… Mais à son crédit, la volonté d’épargner son cousin et d’avoir des preuves avant de parler. Peut-être aussi le désir inconscient de trouver des excuses à celle qu’il vénère.
Alors que le lecteur commence à se perdre dans les véritables motivations des uns et des autres, la toile d’araignée, elle, est bien en place et va engluer personnages et… lecteur ! Matthew lui, est devenu complice du mensonge. Ami fidèle du mari, il devient pourtant protecteur de la Chloé infidèle qu’il découvre finalement fragile et moins parfaite qu’il ne le pensait. Mais avec cette découverte, loin de tomber de son piédestal, elle acquiert au contraire pour lui une humanité qu’il ne connaissait pas chez elle . Il lui faut donc l’aider.
Les rôles s’inversent et n’est pas le plus faible celui que l’on croyait…
Renversements de situation
Jusque-là, le lecteur, vous et moi, se laisse emmener sans problème dans un classique schéma triangulaire où honneur, culpabilité et sens moral sont les ficelles d’un drame dont on comprend à peu près les ressorts. D’autant que le personnage de Matthew, par sa position de témoin extérieur, incarne le recul, la réflexion et la sérénité, notamment grâce à ses analyses logiques de la situation et à la distance qu’il a sur ses propres actes et pensées… que l’auteur prend plaisir à nous détailler.
Un simple diner avec d’autres amis marque un autre point de rupture dans le roman. Quelque chose dérape sans que Matthew ne comprenne exactement quoi… À partir de là, l’ambiance change. Matthew en souffre mais il ne peut rien faire. Compatissant et sensible, le lecteur souffre lui aussi. Car chacune des actions ou paroles de Matthew semblent le condamner à plus d’isolement et d’inconfort à être le seul à connaître le secret de Chloé.
Et alors qu’à nouveau vous pensiez avoir en mains le fil de l’intrigue, le roman bascule carrément : jusqu’ici, l’auteur nous a baladé dans une histoire où le mensonge semble l’unique coeur du drame mais nous voici à présent dans une nasse sombre et sans issue. C’est encore même plus violent que cela, car vous verrez, vous n’aurez rien vu venir. Pourtant il y a des indices, des signes, des mots, des attitudes, des façons de décrire ou de ne pas dire, mais rien, berné !
James Lasdun mène vraiment son roman de main de maître, sans pitié ni pour ses personnages, ni pour nous pauvre lecteurs emberlificotés par son art terrifiant de l’intrigue. Complot, conspiration, victime, meurtre ? Vous n’y croyez pas ? Tout est là et pourtant, rien que que vous n’avez su voir auparavant…
Dans une ambiance lourde et épaisse qui contraste avec l’apparente légèreté du début, on réalise alors que l’auteur a mis en place depuis le premier mot un mécanisme saisissant où narrateur et lecteur se trouvent englués, noyés, perdus, inquiets et pris au piège de l’intelligence de la construction de ce roman. Car de la carte postale idyllique nous voici arrivés en enfer….
Suspense psychologique, pression insupportable et angoisse latente… Personne ne refermera pas ce roman indemne. Ni sans frémir devant le machiavélisme de James Lasdun qui nous mène en bateau du début à la fin ! Ceux qui ont aimé Shutter Island de Dennis Lehane ou L’Assassin qui est en moi de Jim Thompson retrouveront dans La Chambre d’ami le trouble et la complexité de ces romans de la perte de contrôle, tant du narrateur que du lecteur. La réussite de ce roman doit beaucoup à cette focalisation interne via le personnage de Matthew, qui à sa façon raisonnable et avec ses seules données partielles sur la situation, interprète ce qu’il voit, sent et vit et en quelque sorte, récrit l’histoire pour nous en donner sa version. Ainsi de page en page, ce point de vue unique, mais tronqué, donne au roman ce ton si particulier, presque douloureux d’un homme aux prises avec un réel qui lui échappe. Véritable plongée dans le cerveau humain, ce livre est aussi l’analyse fine d’une personnalité complexe, certes psychotique mais terriblement attachante. Un excellent roman à l’atmosphère étouffante, sur le mensonge oui, mais mais surtout sur ceux que l’on se fait à soi-même.
La Chambre d’ami, James Lasdun. Sonatine éditions, traduit de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli.
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