FANTASY — Marie Rutkoski est enseignante au Brooklyn College, où elle enseigne les littératures anglaise et jeunesse, ainsi que l’écriture créative. À ses heures perdues, elle est également auteur ; elle a signé la trilogie jeunesse Les Chroniques de Kronos et la trilogie The Curse, dont le premier tome vient d’être traduit en français aux éditions Lumen.
Dans l’univers dans lequel a grandi Kestrel, les jeunes filles n’ont que deux choix à l’orée de leurs vingt ans : se marier ou bien s’enrôler auprès de l’armée.
Kestrel, fille unique du célèbre général Trajan, ne saute de joie à l’idée d’aucune des deux solutions. Un beau matin, elle suit sa meilleure amie au marché aux esclaves, où elle cède à une incompréhensible impulsion et achète à prix d’or un esclave rebelle à qui elle espère éviter un sort tragique. Bientôt, tout le monde ne parle plus que de cela en ville : Kestrel était déjà perçue comme une originale (qui préfère la musique aux arts de la guerre, alors que la musique est un art pratiqué par les esclaves) mais cet acte la propulse sur le devant de la scène. Or, Kestrel est peut-être frappée par la « malédiction des vainqueurs » : celle-ci implique que la personne qui remporte une enchère a forcément payé un prix bien trop élevé pour ce qu’elle a acquis. Et c’est exactement ce qui arrive à Kestrel. Car, non seulement Arin, l’esclave, n’est pas ce qu’il prétend être mais, de plus, il se pourrait fort bien que Kestrel ait fait entrer le loup dans la bergerie.
Au premier abord, Kestrel vit dans un univers stable : son peuple, les Valoriens, a quelques années plus tôt écrasé celui des Herranis et conquis leurs terres. Ceux-ci ont été chassés de chez eux, réduits en esclavage et doivent désormais supporter de voir les Valoriens occuper leurs terres et demeures. Mais si la révolte gronde, elle le fait uniquement en silence. Kestrel l’ignore mais, suite à son achat, la révolte va grogner de plus en plus fort, mais toujours fort discrètement pour les oreilles de la naïve jeune fille.
Ses relations avec Arin démarrent assez mal, on s’en serait doutés. D’ailleurs, les premiers chapitres les mettent assez peu en présence l’un de l’autre : Kestrel vit sa vie de nantie, Arin passe ses journées à la forge. À l’occasion d’une partie de Crocs et venins, un jeu de stratégie très en vogue – auquel vous pouvez jouer ici ! – Kestrel s’aperçoit qu’Arin cache un secret lié à son passé : sa curiosité va l’emporter et elle va chercher à savoir ce qu’il se passe, quitte à se mettre en danger et à mettre en danger ses proches.
Marie Rutkoski propose un duo fondé sur une bonne synergie : entre la naïveté de l’une et la volonté farouche de secret de l’autre, on nage en eaux troubles. Du coup, le lecteur se pose sans cesse des questions et se surprend à angoisser pour l’une ou pour l’autre, en ayant parfois du mal à trancher et à se prononcer en faveur de l’un des deux camps.
Car l’auteur s’y entend pour maintenir le suspens : si le début du roman peut sembler un peu long à démarrer (disons dans les 100 premières pages, le temps que le décor et les éléments essentiels s’installent), rapidement, le rythme s’envole, pour atteindre dans le dernier quart une cadence de folie, composée de rebondissements insoupçonnés et autres retournements de situation échevelés. Et quoi qu’il se passe, il est difficile de voir où l’on va en venir, ce qui est loin d’être désagréable.
Malgré ce que pourraient laisser penser couverture et synopsis, l’histoire ne tourne pas vraiment autour d’une potentielle romance entre Kestrel et Arin : en fait, entre ces deux-là, c’est plus une histoire d’intense détestation qui couve, les poussant à se faire tous les coups bas et autres petites trahisons possibles – lesquels alimentent habilement le suspens sus-cité.
Jusque-là, on se trouve donc avec un roman de fantasy adressé aux jeunes adultes très efficace et tout à fait dans l’air du temps. Là où Marie Rutkoski se détache du lot, c’est grâce aux thèmes qu’elle traite en filigrane. En effet, dans l’opposition entre nos deux protagonistes se lit la terrible histoire qui lie les Valoriens aux Herranis – les premiers ayant, rappelons-le, envahi et annexé les seconds. Ceux-ci se sont retrouvés réduits en esclavage, chassés de chez eux et forcés de servir sans mot dire l’envahisseur. Les dessous de l’affaire sont assez nébuleux car Kestrel n’a pas vécu cette période et Arin, quant à lui, est muet sur la question. Mais ça n’est pas franchement problématique, car la vraie question, ici, est de savoir comment on vit avec un tel héritage national – question toute d’actualité, que ce soit aux États-Unis ou en France, en témoignent les débats actuels. Justement, cette question existentielle va, peu à peu, accaparer totalement Kestrel, qui va se retrouver à remettre en cause ses préjugés, ses valeurs et jusqu’à son mode de vie. Cela change des thèmes habituellement traités en littérature destinés aux jeunes adultes et c’est bien ce qui fait l’efficacité et l’originalité de ce roman !
En somme, ce premier tome de The Curse a été une très bonne pioche et on se félicite déjà de savoir que la suite est déjà parue en VO – ce qui veut dire qu’elle ne devrait guère tarder à être traduite !
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