ROMAN AMÉRICAIN — Des jours sans fin, qui se ressemblent tous, et des jours sans faim, avec les rations de biscuits et de porc salé : c’est un peu le quotidien promis au jeune Thomas lorsqu’il rejoint l’armée américaine, dans les années 1850, au plus fort des guerres indiennes. Venu tout droit d’Irlande, où il a vu sa famille mourir de faim, le jeune homme espère trouver dans l’armée un moyen de subsistance, des objectifs, une famille. Avec son ami et amant John Cole, il va parcourir les grandes plaines, et le sud des États-Unis, combattre les Indiens, et les sudistes, connaître les guerres indiennes et la guerre de Sécession : une des pages les plus sombres de l’histoire américaine.
Récit sans concession, qui aborde sans fausse pudeur aussi bien la grande famine en Irlande que les massacres commis par l’armée américaine, Des jours sans fin dresse un portrait peu reluisant de deux décennies d’Histoire étasunienne, vécues de l’intérieur par un soldat. Ici, les grandes décisions prises à Washington, les remous de la politique et le courant de l’Histoire s’effacent pour ne plus demeurer qu’une vague rumeur, au loin. À la place, ce sont les marches forcées dans l’herbe des plaines, les chasses au bison, les parties de cartes autour du feu, et la boue et le sang des champs de bataille. Thomas, ex-gamin irlandais mort de faim, ex-danseur grimé en femme dans un saloon, y devient juste un soldat comme un autre, susceptible d’être abattu à n’importe quel moment par une balle indienne, ou de tomber sous le coup de mille autres dangers : une inondation, un blizzard, un coup de chaud, une maladie… La vie ne tenait bien souvent qu’à un fil, à l’époque, et Sebastian Barry le montre fort bien. Ces deux décennies sont charnières dans l’Histoire américaine. Thomas parcoure les grandes plaines à l’époque où elles sont encore sauvages et dangereuses. L’Ouest est encore une promesse et on traverse le pays en charriot, manquant parfois d’en mourir lorsque l’hiver vous surprend ou que l’eau vient à manquer. À la fin du roman, une certaine idée du progrès a fait son œuvre. La Californie n’est plus un mirage. Le chemin de fer est en passe de coloniser tout l’ouest. C’est un sacré roman historique, épique presque : tous les mythes de la frontière y sont, dont le plus célèbre, avec la ruée vers l’or : les Indiens.
Convoitise, méfiance, racisme institutionnalisé, haine pure : les rapports avec les Amérindiens sont loin d’être apaisés, et le gouvernement américain est toujours plus en moins en guerre contre ces tribus qu’ils ne comprennent pas. Le traité d’aujourd’hui peut être ajourné dès demain, les amis d’hier devenir les ennemis d’aujourd’hui. Il y a une grande cruauté dans les actions de l’armée américaine, une grande violence dans les descriptions de meurtres de masse que l’auteur décrit. Quand toute une compagnie tombe subitement sur un village indien et en massacre jusqu’au dernier enfant, on ne peut que se cramponner au roman avec la nausée… Les scènes qui ont lieu pendant la guerre de Sécession sont moins dures à lire, bien que très sanglantes aussi. C’est la guerre, c’est moche, c’est impitoyable. Sebastian Barry montre à merveille comme cette guerre fraternelle se révèle en réalité vide de sens, et traumatique pour le pays tout entier. Des paysages ravagés, des générations décimées, une rancœur impossible à faire passer : voilà ce que constate Thomas au terme du conflit.
Dans toutes ces pages cruelles brille cependant la très belle relation que Thomas entretient avec la famille qu’il se constitue au fur et à mesure : John Cole, l’amour de sa vie et Winona, la petite Indienne qu’ils recueillent et élèvent comme leur fille. Une famille étonnamment moderne, avant-gardiste même : Thomas ne se pose jamais de question sur sa romance avec un homme, et la manière dont ça sera perçu dans l’Amérique du XIXe siècle. Il suffit de pas grand chose pour leur permettre de vivre cette idylle sans se cacher. L’auteur amène cette histoire d’amour sans tambours ni trompettes : cet amour est là, indéniable, fort et passionné, et c’est tout. Nul besoin d’épiloguer cent sept ans dessus : Thomas aime John, et John aime Thomas. Ensemble, ils traversent les années et les guerres en un duo inséparable. L’auteur évoque même la question de la transidentité, puisqu’après des années à se travestir occasionnellement en femme, Thomas finit par admettre que c’est plus en accord avec sa nature profonde…
De Sebastian Barry, nous avions déjà beaucoup aimé Du Côté de Canaan. Sans surprise, Des jours sans fin s’avère tout aussi maîtrisé et passionnant. Bonne pioche, pour qui aime ne serait-ce qu’un peu l’histoire américaine !
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