RENTRÉE LITTÉRAIRE — Voilà un roman qui intrigue dès le début, avec son titre mystérieux et son blurb comparant son contenu à un mélange entre Orwell et Jurassic Park… J’étais donc très curieuse, et je n’ai pas été déçue…
Bien qu’un peu déconcertée au début, je l’admets, car le résumé évoque deux temporalités, les années 80 et le présent, et qu’à sa lecture, on croit que la partie « années 80 » ne sera qu’un préambule au reste du récit : en réalité, il s’agit bien de la moitié du roman, ce qui donne l’impression que le début de l’histoire est très lent, alors qu’en réalité, ce n’est pas le cas. Bien sûr, une mise en place appuyée est nécessaire, surtout pour le lecteur étranger qui n’a pas les codes culturels nécessaires pour une parfaite compréhension de ce roman brésilien. Pourtant, malgré cette fausse impression de surplace, on adhère dès le début à la personnalité du vieux Flynguer, cet homme d’affaires richissime fasciné par le cinéma, les parcs d’attraction et Walt Disney…
Mais avant d’aller plus loin, c’est quoi Tupinilândia ?
Tupinilândia, c’est un lieu perdu en plein coeur de la forêt amazonienne. Mais pas seulement ! Tupinilândia, c’est surtout le rêve et le projet de João Amadeus Flynguer, magnat brésilien du BTP : le divertissement a toujours été une passion de la famille Flynguer. Le père de João achetait déjà à tour de bras des salles de cinéma, et jeune homme, celui-ci a été très vivement marqué par sa rencontre avec Walt Disney en personne, lors de sa venue au Brésil dans les années 30. Bien des décennies plus tard, au coeur des années 80, Flynguer décide de construire un gigantesque parc d’attraction en pleine Amazonie, doublé d’une ville entière pour les employés du parc. Alors qu’il s’apprête à inaugurer le parc, avec visite présidentielle à la clé, et qu’il le fait visiter à Tiago, qu’il a mandaté pour écrire son histoire, le parc Tupinilândia est brutalement attaqué. Il ne verra jamais le jour officiellement. Trente ans plus tard, en 2016, un archéologue et son équipe arrivent pour cartographier les lieux désormais à l’abandon… À l’abandon, vraiment ?
Et c’est bien ?
C’est même vachement bien. Tupinilândia est un roman dense et exigeant dont les thèmes principaux sont la nostalgie (de l’enfance de Flynguer mais aussi et surtout des années 80) et le nationalisme, mais qui aborde aussi les liens familiaux, le travail de la presse et la corruption politique au Brésil. Tout un programme, impeccablement respecté !
La nostalgie est en effet au coeur même du projet du vieux Flynguer, qui, tel un Peter Pan Brésilien, aime s’immerger dans ses souvenirs d’enfance, et notamment sa rencontre avec Disney, qui fait office de modèle à suivre. Le parc, énorme débauche d’argent, a tout du caprice, et lors de sa visite, Tiago se demande comment il peut espérer être viable économiquement, tout perdu qu’il est en plein territoire difficilement atteignable (l’Amazonie, rappelons-le). Mais l’argent permet tout… en principe. Plus tard, c’est la nostalgie des années 80, décennie de son enfance, qui guide Artur, l’archéologue qui rêve de voir Tupinilândia de ses propres yeux. Ah, les années 80 ! C’est étonnant toutes les personnes qui, sans avoir connu cette décennie, ou en étant en très bas âge, la portent aux nues. Le succès d’une série comme Stranger Things montre par exemple qu’il y a un attachement très particulier à ces années, même pour les générations venues après. Le roman se penche sur cet étrange phénomène, sur cet engouement qui entoure la décennie… d’autant plus étrange que ceux qui l’ont vécue adulte, comme Tiago, ne la regrettent vraiment pas !
Le Brésil est un autre des thèmes majeurs du roman, puisque le parc est extrêmement patriotique : tout ce qui est vendu doit être d’origine brésilienne. On ne vous y servira ni Coca ni Sprite, mais uniquement des sodas locaux, et les attractions reprennent des pans entiers de la culture et de l’histoire brésiliennes. Les références sembleront sûrement un peu obscures à tout lecteur non-brésilien, mais il n’y a là aucune gêne : au contraire, on apprécie cette plongée dans une culture méconnue. Flynguer a imaginé aussi toute une gamme de mascottes typiquement brésiliennes, équivalents sud-américains de Mickey, Donald et Pluto. Le parc est même doté de sa propre monnaie. S’y ajoute le centre civique, un énorme complexe qui constitue une ville à part entière en plein milieu du parc. Pas de doute possible, le vieux Flynguer a des rêves un peu mégalos.
Puis, le terrorisme frappe : au programme donc, des scènes d’action et un suspense effréné. J’ai lu certaines pages cramponnée à ma liseuse, la main sur la bouche, presque choquée par ce que je lisais, indéniablement effrayée pour les personnages. La deuxième moitié du roman nous montre une Tupinilândia devenue une dystopie orwellienne coupée du monde… Et c’est vraiment bien ficelé. On a l’impression de lire deux romans en un.
À ce fond vraiment intéressant s’ajoute une forme riche en références pop cultures (brésiliennes ou étrangères), au style résolument efficace qui fait qu’on se coule très facilement dans le récit. C’est indéniablement un des romans les plus inclassables et les plus intéressants de cette rentrée littéraire.
Tupinilândia, Samir Machado de Machado. Métailié, septembre 2020. Traduit du portugais par Hubert Tézenas.
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