1982, Liban. Pour honorer une promesse faite à un mourant, Georges quitte Paris, sa femme, sa fille en bas âge, pour Beyrouth, dans le chaos de la guerre. Tout ça pour tenir la promesse faite à Sam, celle de monterAntigone d’Anouilh, de faire jouer la pièce sur la ligne de démarcation, par des acteurs pris dans les différentes factions. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs et rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé. Georges s’embarque pour cette trêve poétique, la main tendue à la paix. Et la guerre lui offre brutalement la sienne en retour.
Prélever dans chaque camp d’une lutte acharnée un acteur, qui incarnera un rôle dans l’Antigone d’Anouilh, et donner la pièce dans Beyrouth ruiné, bombardé, martyrisé, comme une parenthèse dans une guerre meurtrière, voilà un pari osé, risqué, complètement fou. Mais qu’importe. Avec acharnement, Samuel réunit tous les acteurs, toutes les autorisations, tous les sauf-conduits. À l’heure dite, il est le seul à manquer à l’appel, cloué dans un lit d’hôpital. Alors il envoie Georges, son ami, surveillant dans un lycée, éternel étudiant en histoire, jeune papa, metteur en scène à ses heures perdues, ancien militant maoïste convaincu.
Évidemment, le choix de la pièce n’est pas anodin et, quels que soient les acteurs, on comprend tout de suite comment l’Antigone d’Anouilh, écrite en 1942, entrera en résonance avec le conflit en cours. Lequel s’avère complexe à appréhender depuis la France, tant le jeu des alliances, sympathies et inimitiés ressemble à un écheveau diablement emmêlé. Comme beaucoup de Français de l’époque, Georges a une vision pour le moins partielle (si ce n’est partiale) des choses ; Sorj Chalandon procède avec habileté : son récit à la première personne nous laisse découvrir les tenants et aboutissants en même temps que son personnage. Car ce n’est pas seulement une guerre entre deux factions que l’on pourrait résumer en « gentils » VS « méchants ». Non. C’est un conflit politique, idéologique, religieux, ethnique, géographique. Des dizaines de petits clans s’autodétruisent, les pays voisins s’en mêlent, les réfugiés de tous bords trinquent : c’est la mêlée générale, et les belligérants sont difficiles à départager.
Georges, militant bagarreur, arrive au Liban plein d’idées préconçues, pétri d’humanité, le beau projet de Samuel en tête, et découvre l’ampleur du conflit d’un coup. D’autant que la situation est loin d’être aussi idéale que Sam la lui avait décrite. Pour rencontrer ses acteurs, Georges devra passer des lignes de démarcations, survivre dans le no man’s land, rencontrer des dignitaires méfiants, défier des snipers embusqués, assister à des scènes d’une violence impensable, bien loin des petites bagarres entre bords étudiants ennemis dont il était coutumier. Sur place, il devra lutter pour l’idée de Sam, faire accepter le texte, retrancher des éléments, appréhender les différentes lectures du texte (chaque parti ayant, évidemment, une interprétation différente), composer avec les desiderata de chacun, qui sont parfois aux antipodes du projet initial. En s’impliquant, Georges va faire brutalement éclater le quatrième mur. Le quatrième mur, au théâtre, c’est ce mur invisible qui protège et sépare les comédiens de la réalité, et du public. L’implication de Georges, la teneur du projet, la guerre, et ses développements barbares et inattendus vont faire que ce mur va brutalement s’écrouler, et laisser le metteur en scène en première ligne.
De comédien, Georges, qui ne devait incarner que le Chœur, devient acteur de cette guerre, partie prenante de ce conflit qui lamine ses convictions, ratatine ses préjugés, arase et redessine sa vision du monde – en plus sombre, on s’en doute. La guerre est loin de tout ce qu’il avait imaginé. Il n’avait pas pensé au bruit permanent qui l’accompagne, celui des tirs et des rafales métalliques, aux cris de détresse, aux hurlements de souffrance. Pas pensé aux visions d’horreur, si éloignées et étrangères à sa vie parisienne. Vie qu’il a d’ailleurs du mal à appréhender, désormais, tant son esprit est tourné vers le Liban, pays qui l’obsède. La fracture entre les deux existences est trop violente, et même le lecteur ressent avec acuité le côté vain et futile de la vie « normale » de Georges, par rapport à l’urgence ressentie au Liban. Propulsé sur la scène du drame, il quitte le monde du théâtre pour celui de la machine de guerre. Censé être l’ambassadeur de la paix, Georges se laisse emporter par le fracas du conflit, et devient un pur produit de la haine et de la violence brute. Lui qui était sans-faction redevient un militant, et pas nécessairement le meilleur. Obnubilé par sa propre vision des choses, enfermé dans son trauma, il en devient ignoble, imbuvable, incompréhensible et incompris. La transformation est brutale, sans concession, irrémédiable.
Le Quatrième mur n’est pas un énième plaidoyer en faveur de la paix contre la guerre. Oh, loin de là. Si vous vous attendez à un récit édulcoré, plein de bons sentiments, ou tendant la main pour fraterniser avec l’ennemi, inutile de l’ouvrir. Le Quatrième mur est un récit âpre, puissant, violent, qui vous balance la guerre en pleine face, dans toute sa sordide réalité. C’est cru, confondant de réalisme, d’une violence inouïe, qui met mal à l’aise, loin de la violence littéraire joliment factice, décrite simplement pour faire frissonner agréablement le lecteur confortablement installé dans son canapé. C’est une violence qui vous prend aux tripes, vous lamine, vous projette dans la dure réalité. Pour vous, Le Quatrième mur n’existe plus non plus. Le lecteur est en plein dedans, et les échos de l’Antigone d’Anouilh scandent les accents de l’épouvantable drame qui se joue sous ses yeux. Finies les rêveries ingénues, finie la belle innocence candide, bienvenue dans le monde réel, celui dans lequel on ne peut plus s’abriter derrière de belles idées ou un mur factice. La réalité sale et bien présente qui jaillit brusquement de derrière ce mur éclabousse et meurtrit bien trop pour cela.
La chute du quatrième mur, qui protégeait tant Georges que le lecteur, ressemble à s’y méprendre au fracas des rêves qui se brisent. Fin des illusions, baissez le rideau.
Le Quatrième Mur, Sorj Chalandon. Grasset, 2013.
Par Oihana
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