ROMAN HISTORIQUE — Vers Calais, en Temps ordinaire est un roman qui se mérite : dense, à l’écriture soignée et joliment désuète, il entremêle le destin de trois personnages sur la route pour la France en 1348. Mais si les chemins de l’époque ne sont jamais vraiment sûrs, un danger plus grand que les brigands ou les accidents de chevaux guette nos voyageurs : la peste, celle qui décimera la moitié de l’Europe.
Le lecteur suit la jeune Berna, qui fuit un mariage arrangé et espère trouver l’amour dont parle Le Roman de la Rose, Thomas, un procureur lettré, et Will Quate, un serf qui rêve de liberté. Nous avons, pour ainsi dire, les trois strates de la société qui se côtoient dans un but commun : la noblesse, le clergé (à peu près) et le Tiers-état.
L’atmosphère est sombre dans ce roman, où la mort et la violence semblent sourdre des pages : la période historique est difficile, particulièrement pour les femmes. Les dames sont mariées de force à des hommes du double de leur âge, les mères meurent en couche, les jeunes filles peuvent être violées et ravies à leurs proches dans une débauche de violence malheureusement assez commune en temps de guerre. Berna est le grand personnage féminin de ce roman, à la fois audacieuse, idéaliste et immature, sûre de ses privilèges et de ses envies. Ce cheminement sur les routes d’Angleterre constitue pour elle un véritable plongeon dans la trivialité et la réalité du monde, dans l’âge adulte : elle découvre ce qui se cache derrière les murs de son château, au-delà de son existence jusque là relativement douce et épargnée.
À ces côtés, comme en miroir, Madlen, ou Hab c’est selon, figure pittoresque qui rappelle parfois le Fou shakespearien, fait office de contraste : c’est la figure du peuple, pragmatique et humaine, pour qui Berna ressent des choses bien ambivalentes. La jeune dame se pense au-dessus de sa servante, qu’elle perçoit comme guère plus élevée qu’un animal de ferme : elle s’étonne que Madlen puisse s’animer de profonds sentiments. Pourtant, elle s’en méfie, et quelque part, elle la jalouse. Elle envie son amour pur, pragmatique et profond pour Will Quate l’archer, quand sa propre idylle manque finalement du panache des romans.
Will Quate, c’est le laboureur devenu archer. La compagnie qu’il rejoint est de prime abord pittoresque : les hommes sont turbulents, volontiers vulgaires. Mais bien vite, le lecteur découvre leur goût du sang, leurs actes immondes : la peste qui les ravagera bientôt est-elle un châtiment divin pour le ravissement de Cess, une jeune Française qu’ils ont prise de force devant le cadavre encore chaud de son père ?
Tel un chaperon moral, Thomas le procureur veille à l’édification spirituelle de la troupe, veillant à obtenir confessions et remords avant l’arrivée de la Mort noire. Cultivé, il met sur papier ses atermoiements et le quotidien de la troupe, dessinant un portrait complet et dénué de tout manichéisme d’une époque lointaine et difficile.
Vers Calais, en Temps ordinaire est un roman passionnant, et joliment complexe : mais il n’est pas toujours facile d’accès. Sa langue fleurie, ancrée dans le passé qu’elle décrit, peut déstabiliser le lecteur : mais nous y avons vu un exploit, car l’auteur jongle avec les différents niveaux de langage selon les personnages qu’il suit. C’est suranné, mais c’est surtout un bel exploit.
Vers Calais, en Temps ordinaire, James Meek. Métailié, janvier 2022. Traduit de l’anglais par David Fauquemberg.
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