C’est le matin de Noël. Dehors, la neige tombe, compacte, immaculée, isolant peu à peu la maison d’Holly en cette matinée du 25 décembre. La veille, le lait de poule était trop chargé, et Holly, son mari Eric et leur fille Tatiana ont trop dormi. Réveillé en catastrophe, Eric est parti en trombe chercher ses parents à l’aéroport, laissant à son épouse le soin de préparer le traditionnel déjeuner de Noël. Mais ce matin, Holly ne se sent pas très bien : elle a un étrange pressentiment, et l’impression tenace que quelque chose de maléfique les a suivi depuis la Russie, d’où Eric et elle ont ramené Tatiana, alors bébé. Alors que la neige commence peu à peu à couper Holly et Tatiana du reste du monde, Holly se sent de plus en plus oppressée : le téléphone sonne en inconnu, devient presque menaçant. Le sang de la dinde dans le frigo semble presque de mauvais augure. Et Tatiana, la douce Tatiana, avec son teint de lait et ses cheveux de jais, semble bien étrange.
Huis-clos progressivement étouffant, Esprit d’hiver commence de la manière la plus anodine : une panne de réveil le matin de Noël, une adolescente bougonne, une mère bien décidée à préparer un repas gargantuesque. Mais peu à peu, tout bascule, et l’atmosphère se charge de non-dits, et d’une menace sourde. Holly sent peser sur elle le regard hostile de sa fille, cette fille pour qui elle donnerait tout, qu’elle a choisi treize ans auparavant dans un orphelinat en Sibérie. Alors qu’elle s’affaire en cuisine, Holly se plonge dans ses souvenirs, et revit cette première rencontre avec le bébé « Raiponce noir de jais », les trois mois d’attente, puis le retour en Russie pour aller chercher la petite. Holly s’est jetée à corps perdu dans cette maternité, ressentant cruellement le vide dans son ventre, là où autrefois s’étaient trouvés ses ovaires, enlevés pour éviter à Holly le destin familial, le cancer. Holly a voulu tout donner pour Tatiana, lui construire une enfance douce et choyée, pour lui faire oublier les deux ans qu’elle a passé dans cet orphelinat sibérien sinistre, sans amour, et presque sans soins.
Roman à ambiance, Esprit d’hiver donne au lecteur l’impression d’entendre peu à peu la neige tout recouvrir, un son cotonneux, qui appelle à l’introspection et aux souvenirs. Laura Kasischke construit avec minutie son ambiance, travaillant sur l’isolement des deux femmes, sur la sensation d’étouffement et de claustrophobie qui étreint peu à peu le lecteur. La tension grimpe peu à peu, jusqu’à devenir intenable : la chute n’en sera que plus impressionnante. Car la chute, qui donne tout son sens au roman, est des plus réussies. Esprit d’hiver fait réfléchir le lecteur, sur la maternité, et la féminité : à partir de quand se sent-on mère ? Peut-on se sentir femme si l’on ne peut porter d’enfant ? Holly s’est elle-même imposé des règles très strictes, et s’inflige une pression monstrueuse lorsqu’il s’agit de sa fille, comme si elle devait redoubler d’effort car il s’agit d’une enfant adoptée. Tatiana est sa lumière, sa vie.
Esprit d’hiver joue avec nos nerfs : roman psychologique, il se savoure davantage à chaque page tournée. C’est un grand roman.
Esprit d’hiver, Laura Kasischke. Christian Bourgois, 2013.
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