Dans le Shanghai des années 1940, une jeune femme, Pai Lio-Su, est retournée vivre dans sa famille après son divorce. Elle n’a même pas trente ans, mais aux yeux de sa famille, sa vie est pour ainsi dire finie, et elle a laissé passer son unique chance de bonheur en quittant un mari violent. Les années ont passé, mais le ressentiment de la famille ne s’est pas terni, bien au contraire. Alors, quand vient le moment de marier la cadette, et que se présente pour celle-ci l’occasion d’épouser un riche héritier élevé à l’occidentale, on fait bien comprendre à Pai Lio-Su qu’elle a intérêt à se faire toute petite, et à ne pas attirer l’attention sur sa situation honteuse. Mais ce n’est pas la petite sœur que remarque Monsieur Fan, mais bien la jeune divorcée, au grand dam de sa famille. Invitée à Hong-Kong, Pai Lio-Su prend le risque de quitter sa famille toujours plus hostile pour tenter sa chance. Monsieur Fan a-t-il des attentions honorables, ou ne souhaite-t-il qu’une maîtresse ?
Le dilemme conjugal de Pai Lio-Su n’est pas sans évoquer celui des héroïnes de Jane Austen : la réputation est au cœur de la vie sociale, et l’une des choses les plus importantes que possède une femme. Pai Lio-Su est déjà d’une certaine façon une femme déchue, en sa qualité de femme divorcée. Elle se raccroche pourtant à sa vertu, essayant tant bien que mal de percer les intentions de Monsieur Fan. Celui-ci semble bel et bien épris : mais son éducation londonienne ne l’a-t-il pas détourné des valeurs ancestrales ? Pai Lio-Su et lui entament un étrange pas de danse, la jeune femme se laissant courtiser, tout en veillant à ne pas laisser d’ouverture au jeune homme. Cette histoire d’amour peu conventionnelle est écrite avec beaucoup de poésie, à grand renfort de confessions nocturnes et de promenades sous la plage. Pai Lio-Su est prise au piège de son rôle social, sentant bien que cette histoire est probablement sa derrière chance de ne pas vivre éternellement sous le regard lourd de reproches de ses frères.
C’est un très beau texte que nous offrent les éditions Zulma avec ce court roman profondément touchant, dont les pages nous transportent dans une parenthèse hors du temps, dans cet hôtel hongkongais où logent Pai Lio-Su et son prétendant, à l’aube de la guerre.C’est une magnifique découverte, une de celles qui font de nous des lecteurs comblés. Love in a Fallen City est suivi d’une nouvelle, Ah Hsiao est triste en automne, un récit très maîtrisé qui nous plonge dans la vie de la domestique d’un maître occidental pingre et volage, Ah Hsiao. Celle-ci est encore jeune, et a quitté son village pour la ville, comme beaucoup de ses compatriotes. Elle trime toute la journée pour un maître égoïste et négligent, au point de ne presque plus voir son compagnon. Avec ses compagnes d’infortunes, les autres domestiques, elle observe et juge la vie de ces nantis, dressant ainsi un portrait tout en nuances de Shanghai, où se côtoient les plus riches et les moins privilégiés.
Love in a Fallen City, Eileen Chang. éditions Zulma, mars 2014.
Par Emily Vaquié
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