Un spectateur non averti allant voir « Nos Occupations » de David Lescot au théâtre des Abbesses pourrait s’attendre à une pièce forte, pleine de tension et de suspense, à des scènes de torture et de trahison, à du grand spectacle en un mot. Après tout il s’agit bien d’une pièce sur la résistance, et il suffit de se souvenir des nombreux films portant sur ce thème pour comprendre qu’il est riche en situations dramatiques… Mais en entrant dans la salle, l’on a une première surprise… Que font sur scène ces pianos pulvérisés, le ventre à l’air ? Tout d’abord l’on ne voit pas quelle pourrait être la raison de leur présence.
Puis l’on apprend en lisant la plaquette du spectacle que « pianiste » désigne les personnes cryptant des messages dans la résistance… D’où les pianos… Ainsi leur présence n’était pas due à la seule fantaisie un peu gratuite du metteur en scène. Ils ne sont pas là pour faire simplement « joli ». Ils vont même servir puisqu’un pianiste accompagnera les comédiens durant toute la durée du spectacle. Chose habituelle chez David Lescot pour qui la musique a toujours occupé une place importante. Ainsi dans son spectacle « La commission centrale de l’enfance » il est seul sur scène accompagné d’une seule guitare, plus précisément d’une guitare électrique tchécoslovaque de 1964 pour ceux que ce genre de détail intéresse.
Et puis le spectacle commence et notre surprise première redouble en intensité… Car c’est un objet scénique bien intriguant que nous donne à voir là David Lescot.
Les comédiens arpentent le plateau d’un pas vif et obstiné, des rencontres furtives se font et se défont rapidement…Jamais ils ne se réuniront, ou ne se retrouveront ensemble pour évoquer leur combat commun. L’on comprend vite qu’ils sont les membres d’un groupuscule clandestin, mais on ne sait pas exactement lequel, et on ne le saura jamais. L’on ne sait même pas au nom de quoi ni contre quoi ils luttent. Cela est plutôt déstabilisant, mais les connaisseurs de David Lescot seront peut-être moins surpris. Après tout l’un de ses premiers textes était bien intitulé « Les Conspirateurs »… Cette comédie musicale noire retraçaient les aventures d’un groupuscule dont les membres se réunissaient lors d’enterrement et communiquaient par le biais de chansons codées. N’empêche que tout cela est bien mystérieux… Les comédiens avancent dans l’obscurité. Le plateau est tout en clair-obscur. Les contrastes lumineux symboliseraient l’état clandestin des personnages. Tour à tour ils émergent de l’ombre, y replongent, et s’y dissimulent ; et puis soudains ils sont surpris par un rets de lumière… Il faut dire au passage que l’éclairage dans ce spectacle est particulièrement intéressant. Et pour reprendre une belle phrase du metteur en scène : » Cette pièce raconte comment se cacher en pleine lumière. »
L’objet du spectacle est des plus abstraits et formels. David Lescot ne parait pas chercher le drame, le pathos un peu facile qui pourrait se dégager de ce type de situation. Le jeu des comédiens est détaché et ironique. L’émotion n’a pas le temps de s’installer d’ailleurs, et le rythme soutenu de l’enchainement des petites saynètes gomme toute dramatisation excessive. « Nos Occupations » est un spectacle qui explore le processus propre à un mouvement de résistants, le fait de former un groupe, d’occuper une certaine place, fonction… Mais « Nos Occupations » s’attache surtout à faire entendre les différentes formes de communications qu’usent les résistants, leurs divers codes et cryptages, leurs différentes façons de transmettre un message…Et ce serait en vain que l’on chercherait à en dégager un quelconque contenu idéologique de ce spectacle. Ce sont plutôt de petits détails finalement très concrets, comme la façon d’ouvrir une lettre, de retenir un code, transmettre un message, de suspecter l’autre qui paraissent fasciner David Lescot.
Dans la deuxième partie du spectacle, l’on retrouve les mêmes résistants une fois la guerre finie… Le groupuscule se réunit alors pour la première fois et fête la venue de la paix. Les comédiens poussent la chansonnette. Le tempo se fait plus alangui et mélancolique…Le pianiste joue un petit air jazzy…La scène qui était jusqu’alors plongée dans un clair-obscur est totalement éclairée. Mais l’heure n’est pas au délassement… Le soulagement d’avoir survécu existe certes, mais subsistent quelques graves questions… Que faire maintenant que tout est fini ? Quel sens donner à son existence ? Il ne faudrait pas s’endormir pour autant comme le rappelle l’ancien chef du réseau ! Et derrière le sentiment de désœuvrement point la peur de s’enliser dans un bonheur béat et un peu bête. La deuxième partie du spectacle est donc un peu plus incarné, plus psychologique aussi. Jusqu’alors les résistants n’avaient été que les engrenages d’une machine de guerre, maintenant que la paix est venue, ils peuvent redevenir plus humains, et exprimer tout ce qu’ils avaient dissimulés et caché… Et ce n’est pas nécessairement joli-joli…Comme le rappelle le metteur en scène : « la disparition de la situation de crise n’a fait qu’aiguiser et exacerber les crises humaines et personnelles, à tel point que les membres du réseau qui communiquaient de manière extrêmement efficace avec des codes n’arrivaient plus à s’engager dans une relation vraie les uns avec les autres.
« Nos Occupations » est donc un spectacle en demi-teinte. La chorégraphie des déplacements est on ne peut plus efficace, mais le tout a un aspect un peu sec, et désincarné. Par moment pourtant point une certaine absurdité qui n’est pas sans intérêt. Elle nait peut-être du décalage existant entre l’importance du combat et le dérisoire du réel. Les résistants en viennent ainsi à accorder une importance quasi vitale à un geste aussi simple que l’ouverture d’une lettre. Ce sens de l’absurde est porté à merveille par les comédiens, Grégoire Oestermann et Norah Krief.
David Lescot certes évite les grands discours, le spectacle engagé et percutant un peu simpliste, mais le brillant et la complexité de sa mise en scène déroute quelque peu. On ne facilite pas la tâche au spectateur. L’on ne le prend pas à partie, à lui de faire l’effort de se jeter dans cette matière très riche et d’en faire son miel. Le spectacle nous parvient par bribes, par fragments. Il y a des moments fulgurants de grande beauté, où l’on est touché par l’intelligence du propos et la simplicité du jeu des comédiens, par la beauté des lumières et de la scénographie, et d’autres moment où l’on reste un peu sur la berge….De plus, et ceci est surtout valable pour la première partie du spectacle, l’effet d’accumulation de petites situations ne laisse pas le temps aux choses de se développer, de prendre le temps de nous parvenir. Par conséquent, il faut faire l’effort de rentrer dans le spectacle, lui courir après de peur qu’il nous échappe. En un mot : un beau spectacle, mais un spectacle exigeant.
Quelques petites notes positives pour finir.
Dans ce spectacle la grande gagnante reste la musique… Elle accompagne toujours de façon intelligente le jeu des comédiens en occupant la juste place : elle est toujours présente sans être invasive ni en retrait… Et surtout elle ne se veut pas illustrative : comme le déclare David Lescot, elle n’exprime pas ce que pensent ou ressentent les personnages : « ne m’abandonner à aucune représentation, mais réduire ma perception au rythme du texte, afin d’en extraire le tempo mental de mon personnage : sa musique. Ne pas représenter le texte, mais produire les mêmes effets que lui par d’autres moyens, sur un autre plan. Le montage texte/musique n’est venu qu’après la composition, avec des rapports variés, allant de la coïncidence au décalage. «
Pour terminer, ce qui fait la beauté du spectacle, c’est sa façon d’interroger le langage, le langage crypté des résistants, toujours changeant et toujours objet perpétuel d’invention. L’apprentissage d’un code devient dans «Nos Occupations» un petit morceau de bravoure frisant le poème lettriste. Et la résistance devient chez David Lescot un objet poétique et théâtral : « toutes ces techniques, tous ces codes, toutes ces choses dont peut dépendre l’efficacité d’une action ou la survie d’un réseau, ont à voir avec le théâtre : avec la construction, l’invention d’un langage, l’invention de situations fictives, le maniement du mensonge et de l’illusion. »
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