Il y a des romans pour lesquels on a le coup de foudre avant même de les ouvrir : ce fut le cas pour Nos Disparus, de Tim Gautreaux, paru aux éditions du Seuil en cette rentrée littéraire. Sur la couverture, on distingue un antique bateau à aube, semblable à ceux qui sillonnent le langoureux Mississippi. L’American Queen… Saviez-vous qu’à La Nouvelle Orléans, vous pouvez faire une rapide croisière à bord du Creole Queen ? Cela tombe bien, c’est justement à NOLA que nous entraîne Tim Gautreaux, et sur les flots du Mississippi.
Peut-on se figurer La Nouvelle Orléans au début du siècle passé, cette ville de débauche et de liesse, où l’on fréquente des dames de petite vertu et où l’on imagine ce que sera plus tard le jazz dans les quartiers de Storyville et du Vieux Carré ? Une ville cosmopolite, qui fut française, espagnole et enfin, américaine. C’est ici que vit Sam Simoneaux, paysan cajun débarqué des bayous, prêt à tout pour quitter la ferme familiale pour devenir quelqu’un en ville. Ses parents, son frère et sa sœur ont été massacrés quand il avait six mois : par un étrange coup du destin, Sam Simoneaux survivra à la première guerre mondiale, posant pied à terre en Europe le 11 novembre 1918. De la guerre, il ne connaîtra que les lieux dévastés par les obus, qu’il est chargé de déminer. Il y fera cependant une rencontre déterminante, qui lui vaudra un surnom : « Lucky », le Chanceux.
Au début des années 20, Storyville a été démantelé, et le jazz s’impose peu à peu. Sam mène enfin la vie dont il rêvait : une jolie épouse, une petite maison, et un bon emploi de responsable d’étage aux grands magasins Krine, sur Canal Street. Mais sa vie bascule le jour où la petite Lily est enlevée : échouant à la sauver, Sam est licencié. Il décide d’en faire sa croisade personnelle et de retrouver l’enfant coûte que coûte : est-ce par intérêt, par culpabilité, ou par bonté d’âme ? Même Sam ne le sait pas vraiment… toujours est-il qu’il s’embarque sur l’Ambassador, un bateau d’excursion qui évolue sur le Mississippi, aux côtés des parents de Lily. L’enquête commence… Et le lecteur est plongé dans un monde de musique, de fête et de lumière, de beuveries sur le bateau, de bagarres et de jazz. Ce sont les années 20 qui se déploient dans toute leur splendeur. L’équipe du bateau exporte la mode exubérante de La Nouvelle Orléans dans des bleds perdus le long du fleuve, où le racisme et la violence sévissent encore bien trop souvent. Le bateau apporte la civilisation, la musique et la lumière à des villages presque sauvages : c’est une Louisiane farouche que nous dévoile Tim Gautreaux, une Louisiane vaguement rustre, faite de marécages, d’alambics et de villages isolés, avec de véritables zones de non-droit où évoluent les pires crapules. Sam va faire de drôles de rencontres le long du fleuve, sillonnant le Sud profond à la recherche de cette enfant perdue. Cette quête va l’amener à réfléchir à sa propre histoire, à ce massacre qui lui a enlevé ses proches quand il n’était qu’un nourrisson. Nos disparus est effectivement un roman qui parle de deuil : comment pleurer la perte d’êtres qu’on a à peine connus ? Sam souffre de n’avoir aucun souvenir de ses parents, mais n’en prend conscience que grâce à sa quête. Il sait que le temps est compté pour l’enfant : à trois ans et demi, Lily risque d’oublier bien vite ses parents, pour s’attacher à ses ravisseurs.
Nos disparus, contrairement à ce que l’on peut croire, n’est pas un roman policier : c’est bien davantage, un roman dense et complexe, qui allie l’enquête au roman à atmosphère. C’est également une véritable peinture sociologique qui nous montre un état en pleine mutation. En 1917, le français a été interdit dans les écoles, la Louisiane, trop fière, refusant de s’intégrer véritablement au pays auquel elle appartient pourtant dans les faits depuis 1803. Langue de la culture en Europe, le français est devenu celle des bouseux dans les bayous. Sam raconte ainsi sans concession : « l’instit me tapait dessus avec une baguette en bois quand je parlais français. Même pour un seul mot. » (p. 440) Un peu avant, un homme se moque de son accent et lui demande de parler son « patois ». Sam s’exécute. L’Américain commente : « on dirait un singe avec des olives plein la bouche ! » (p. 353). La Louisiane est donc en train de s’américaniser : aujourd’hui, on ne peut s’empêcher d’être surpris quand, à La Nouvelle Orléans, on peine à trouver quiconque parlant encore français : il faut pour cela s’enfoncer vers l’est, vers Lafayette. Mais c’est une autre histoire. Cette identité de cajun colle à la peau de Sam : il cherche pourtant à s’en détacher. Une belle métaphore de la situation en Louisiane à l’époque…
Le récit est parfois brutal, on découvre un monde implacable, parfois terrible. Mais Sam, bon et courageux, sans être pour autant lisse, essaie de faire les bons choix : il se trompe parfois, mais, tenace, continue de se battre. S’il se sent parfois impuissant, il est astucieux et intègre. Son enquête déterminée et ses sessions sur le bateau aux côtés d’un équipage haut en couleur (le sympathique Charlie, M. Brandywine, les parents et le frère de Lily…) nous le rendent très humain, tangible. C’est un roman délicieusement dense, dans lequel on s’immerge avec grand plaisir. Du grand art.
Quant à La Nouvelle Orléans… eh bien, on ne s’en lasse pas !
Ce bouquin cumule quand même les thèmes attirants. J’adore les années 20, j’aime la litté américaine, le petit côté enquête est un plus intéressant et le côté humain est définitivement attrayant. 🙂
Fonce Lelf, tu ne le regretteras pas ! 😉
Il me tente beaucoup celui-là ! Il faut absolument que je le lise !
Oui, il faut, c’est du grand art !
J’ai déjà aimé son premier roman publié l’an passé en France, « Le dernier arbre », alors celui-ci, pas de doute, il me plaira.
Justement, je rêve de découvrir Le Dernier Arbre 🙂