Une terre d’ombre, âpre roman noir américain

Une terre d'ombre, Ron Rash, Points

Ron Rash est originaire de Caroline du Sud. À ce jour, tous ses romans ont été couronnés de prestigieux prix : le premier, Un pied au paradis, a connu un accueil critique enthousiaste et le quatrième, Serena, a été adapté au cinéma par Susanne Bier. Une terre d’ombre, de son côté, a reçu – entre autres – le prix de la littérature policière 2014, et c’est amplement mérité !

La terre d’ombre, c’est celle du vallon encaissé dans lequel vivent Hank et Laurel Shelton, isolés de la petite bourgade de Mars Hill, dans la ferme héritée de leurs parents. Le soleil n’atteint pas le fond du vallon, rien n’y pousse, et les habitants de la ville le considèrent comme maudit.

Hank est revenu du front avec une main en moins ; Laurel, de son côté, a toujours été traitée comme une sorcière à cause d’une tache de naissance qui empêche les villageois de voir combien elle est belle et les pousse à croire qu’elle est malfaisante. Laurel souffre, mais en silence ; depuis qu’Hank est revenu de la guerre, la vie lui semble un peu moins difficile.
Un jour, alors qu’elle fait sécher sa lessive sur les roches près du ruisseau, Laurel entend le son d’une flûte ; à l’autre bout de la mélodie, il y a un mystérieux inconnu, presque un vagabond, qui jour divinement.

Une terre d'ombre, Ron Rash, Points

Laurel ne dit rien à Hank. Écouter la flûte devient son petit plaisir teinté d’interdit. Mais quelques jours plus tard, elle découvre l’inconnu en mauvaise posture, le corps perclus de piqûres, brûlant de fièvre. Prise de compassion, elle le traîne à la ferme où son frère et elle le soignent. Il s’avérera que l’inconnu musicien s’appelle Walter Smith, qu’il est muet et qu’il aimerait rejoindre New York. En échange des soins dispensés par Laurel et Hank, Walter accepte de les aider durant quelques jours à préparer la ferme pour l’hiver.
Pendant ce temps-là, au loin, la guerre gronde… et les échos résonnent dans toute la ville. Entre les garçons qui sont partis au combat, ceux qui sont revenus estropiés, ceux qui y sont restés, tout le monde a quelque chose à reprocher à l’ennemi. Mais les habitants n’oublient pas de traiter Laurel comme une pestiférée lorsqu’elle se risque à faire une apparition en ville, preuve que ce conflit lointain qui dévore les jeunes générations n’est pas suffisant détourner les gens de leur bêtise.

Une terre d’ombre est un roman âpre, rugueux, très sombre, et pas seulement parce que le soleil ne touche jamais le fond du vallon. Il y règne, dès le départ, une sorte de malaise indéfinissable alors même que la vie de Laurel et Hank, si elle n’est pas toujours heureuse, n’est pas particulièrement angoissante. Presque seuls au monde, à l’abri de l’immense falaise dont l’ombre recouvre la petite ferme, entourés de bois, il n’y a guère que la présence du vieux Slidell, une fois par semaine, pour tirer Hank et Laurel de leur routine. L’arrivée de Walter vient perturber légèrement cet équilibre, pour lui donner une autre forme. Naturellement, cette présence muette s’intègre à la vie des Shelton : Hank est ravi d’avoir une aide pour la ferme ; Laurel, de son côté, est charmée par le mystère de cet homme silencieux, dont les doigts créent des mélodies merveilleuses.
Mais la xénophobie, la bêtise et le patriotisme reprennent vite le dessus.

Voilà une histoire âpre, car entre les splendeurs de la nature se glisse l’hostilité d’une bande de citadins ; entre les merveilles de la musique et les silences bienheureux s’insinuent les préjugés d’une population. On atteint lentement le nœud crucial : avant que la situation n’éclate, la mise en place est longue, mais on parcourt cette longue partie préliminaire avec la désagréable sensation que la belle fable qui se noue est vouée à s’achever de façon tragique, à laquelle s’ajoute l’espoir que cela s’arrange.
Avant d’atteindre le point de non-retour, Ron Rash développe des personnages de très belle facture. Décrits dans les petits gestes du quotidien, dans leurs illusions, rêves et désillusions, ses personnages prennent une ampleur et une complexité folles, tant et si bien qu’on finit par s’en sentir aussi proche que si on les connaissait intimement depuis des années. Ce qui ne fait que rendre la chute plus cruelle.

Une terre d’ombres est un roman noir, sans aucun doute. Une histoire d’amour tragique, sur fond de première guerre mondiale, dans un décor aussi somptueux qu’hostile, déroulée avec des mots précis et évocateurs. Un petit bijou de beauté et de tragique et qui illustre le sentiment d’un des personnages : la vie humaine est bien fugace.

Une terre d’ombre, Ron Rash. Points, 9 avril 2015. Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez.

Par Oihana

A propos Oihana 711 Articles
Lectrice assidue depuis son plus jeune âge, Oihana apprécie autant de plonger dans un univers romanesque, que les longues balades au soleil. Après des études littéraires, elle est revenue vers ses premières amours, et se destine aux métiers du livre.

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