Derrière la porte : magistral !

Derrière la porte, Sarah Waters, Denoël

Grande dame des lettres britanniques, Sarah Waters est de retour en librairie avec Derrière la porte, un roman imposant… dans tous les sens du terme !

Nous sommes en 1922, et l’Angleterre se remet tout doucement du conflit mondial qui a décimé sa jeunesse. Mais pour Frances, vieille fille de vingt-six ans, et sa mère, la vie ne sera plus jamais comme avant. Frances a perdu deux frères lors de la première guerre mondiale, et son père est mort dans la foulée, non sans ruiner les deux femmes. Frances et sa mère se retrouvent désormais dans une maison trop grande pour elles, avec de nombreuses dettes et un mode de vie chiche. Frances a remisé tous ses rêves au placard. Seule demeure la réalité triviale du quotidien, le carrelage qu’il faut laver, les courses à faire, la tarte à sortir du four.

Pour mettre un peu de beurre dans les épinards, les deux femmes se résolvent à prendre des locataires. Prendre des locataires, c’est inviter des inconnus dans son intimité, faire des concessions,  ne plus être vraiment chez soi. C’est ainsi que les Barber s’installent chez eux. Ils sont jeunes et enthousiastes. Il est carriériste et aimable, elle est fantasque et séduisante. Des trois pièces qu’ils occupent s’échappent des éclats de voix, des flots de musique. Frances observe leur vie avec un brin d’agacement, puis avec fascination, regardant tout particulièrement Lilian, l’épouse.

Car Frances a toujours préféré les femmes : impensable au début du XXe siècle ! Avec la guerre, les rêves d’émancipation et de bonheur de Frances s’étaient envolés. Mais dans les bras de Lilian, Frances reprend goût au bonheur et se surprend à rêver à l’impossible : partir avec Lilian, en plantant là Leonard, l’époux. Mais un drame secoue la maisonnée et fait voler en éclats les projets d’avenir des deux femmes.

Derrière la porte, Sarah Waters, Denoël

Derrière la porte est un roman dense et complexe qui prend le lecteur dans ses rets et ne le lâche plus. Roman d’amour, roman judiciaire, roman de classes, le dernier-né de Sarah Waters témoigne d’une grande maîtrise romanesque. Il nous entraîne dans une Angleterre en pleine mutation, dans une période charnière, où les classes sociales se brouillent. Bien qu’issues d’un milieu aisé, Frances et sa mère doivent prendre des locataires issus d’un milieu social inférieur. Les voilà sur un pied d’égalité, ce dont la mère de Frances souffre. Celle-ci éprouve une profonde nostalgie de l’époque victorienne, qu’elle évoque souvent au grand dam de Frances, éprise de modernité. Des deux femmes, c’est indéniablement la mère de Frances qui vit le plus mal leur revers de fortune. Bien consciente qu’elles n’ont plus les moyen de se payer des domestiques comme avant la guerre, la mère de Frances est à chaque fois consternée de voir sa fille à genoux en train de récurer l’escalier ou d’aller chercher du charbon. Sa grande hantise ? Que les voisins la voit en train de s’adonner au ménage… La situation est devenue si pesante pour elle que Frances a pris le pli de faire les tâches les plus dégradantes en l’absence de sa mère.

Si les cartes sociales n’avaient pas été redistribuées, Frances et Lilian ne seraient probablement jamais tombées amoureuses l’une de l’autre. Leur histoire naît progressivement, et se construit par petites touches, toute en subtilité et en tension croissante. C’est une idylle toute en étreintes brèves, entre deux pas de porte. Les mains se croisent sur le palier, les baisers volés sont légion. Avant toute chose, les deux femmes doivent préserver leur secret. La situation n’a rien de facile : Frances en vient à concevoir de la jalousie à l’égard de Leonard, et la mère de Frances se fait de plus en plus méfiante, sentant inconsciemment que l’amitié que se vouent les deux femmes n’a rien d’innocent. Or la mère de Frances espère toujours pouvoir marier sa fille… Les rares hommes célibataires sont ainsi perçus comme autant de partis potentiels. La situation est donc pénible à vivre, mais reste vivable. Puis, le roman bascule. L’atmosphère sulfureuse se tend, le drame arrive, et la peur remplace le désir. Les projets volent en éclats. Le lecteur, angoissé par procuration, ne peut dès lors plus interrompre sa lecture.

Derrière la porte est indéniablement un grand roman, et une réussite totale, à la hauteur des meilleurs romans de Sarah Waters (L’Indésirable nous avait particulièrement convaincus…).

Derrière la porte, Sarah Waters. Denoël, 2015. Traduit de l’anglais par Alain Defossé.

A propos Emily Costecalde 1154 Articles
Emily est tombée dans le chaudron de la littérature quand elle était toute petite. Travaillant actuellement dans le monde du livre, elle est tout particulièrement férue de littérature américaine.

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