ROMAN CONTEMPORAIN — La parution d’un nouveau livre de l’Américaine Toni Morrison est toujours un événement éditorial. Délivrances est son onzième roman.
Délivrances s’ouvre sur la naissance d’une petite fille et se referme sur la promesse d’une maternité prochaine pour ce même personnage. Entre ces deux moments cruciaux, Toni Morrison déroule la vie de cette femme, née Lula Ann, mais rebaptisée Bride à l’âge adulte. Elle nous dévoile les failles qui se cachent derrière l’armure de cette femme sculpturale, qui a fait de sa peau noire d’encre son atout, sa marque de fabrique. Car Bride n’a pas toujours été cette femme sûre d’elle, qui mène une belle carrière dans les cosmétiques : autrefois, c’était cette petite fille si noire que sa mère refusait de la toucher plus que nécessaire, si noire que le père est parti, persuadée que ce n’était pas sa fille. Une petite fille prête à tout pour s’attirer les bonnes grâces de sa mère, juste un peu d’affection… quitte à mentir au tribunal.
Au début du roman, Bride attend devant une prison, les bras chargés de cadeau. Elle attend une femme qui a été emprisonnée pendant de longues années, pour pédophilie. Cette rencontre ne se déroulera pas comme Bride l’avait prévu. Mais à quoi s’attendait-elle, elle qui a autrefois envoyé cette femme en prison ?
Dans Délivrances, les personnages semblent tous prisonniers de leur passé, qui les empêche d’avancer et d’être heureux. Les souvenirs sont des entraves dont il est difficile de se débarrasser, mais la parole, la force de l’aveu, peuvent enfin libérer ceux que les remords et les regrets étreignent. Bride, bien sûr, ploie sous le poids de ce qu’elle a fait enfant, sous cette terrible culpabilité. Son compagnon, Booker, vit dans le souvenir d’un frère trop tôt disparu, dans l’horreur de ce qu’il lui est arrivé. Dans Délivrances, la famille est défaillante : Booker a préféré s’éloigner de ses proches, trop prompts selon lui à retrouver une vie normale après le drame. Bride, elle, a grandi dans une famille monoparentale, où elle était victime du racisme de sa propre mère. Celle-ci ne comprenait pas d’où venait la noirceur de sa fille, elle qui avait le teint si blond, si pâle. Elle se défendait de tout racisme, bien sûr : son attitude dévastatrice, elle la justifiait par ces mots : « Je devais être stricte, très stricte. Il fallait que Lula Ann apprenne à bien se tenir, à éviter de se faire remarquer et à ne pas causer de problèmes. » (p. 18) L’horreur n’est jamais loin : la mère de Lula Ann avoue même avoir envisagé l’infanticide… Toni Morrison construit donc le personnage d’une mère indifférente, qui voit sa propre fille comme un fardeau, et la juge sur sa couleur de peau, reproduisant inconsciemment un schéma terrible, mais bien connu…
Mais Lula Ann a su surmonter le dégoût maternel et est devenue Bride, une femme qui a réussit, qui roule en voiture de luxe, et incarne une élégance féline, toute de blanc vêtue, pour sublimer sa peau d’ébène. On la regarde, on l’admire. Le lecteur, lui, essaie de la cerner : Toni Morrison a fait le choix du roman choral, ce qui nous permet d’apprécier Bride sous de multiples facettes. Une réussite !
Les traumatismes enfantins et le racisme sont autant de thèmes récurrents dans les romans de Toni Morrison, qui sait les traiter avec justesse et doigté, ce qui n’est pourtant pas chose facile : Délivrances ne fait pas exception, et montre une nouvelle fois l’immense talent de cet auteur.
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