CONTEMPORAIN — Que reste-il de nos amitiés adolescentes, vingt après ? Que reste-il de l’amitié quand un drame a brisé la douce quiétude du quotidien des années auparavant ? Que reste-il de l’amitié quand les amis se sont dispersés à des milliers de kilomètres de distance ? Telles sont les questions que pose le roman de Yiyun Li, Plus doux que la solitude.
Boyang et Moran sont deux jeunes Chinois vivant à Pékin à la fin des années 80. Leur vie est douce et heureuse, rythmée par les cours et les nombreuses promenades à vélo qui les amènent à sillonner la capitale chinoise. A quinze ans, ils ont des rêves plein la tête, et osent espérer un avenir brillant aux Etats-Unis, terre d’accueil de nombreux étudiants chinois prometteurs. Le quotidien bascule lorsque leurs voisins accueillent une jeune orpheline, Ruyu. Du même âge qu’eux, Ruyu a été élevée par deux femmes extrêmement pieuses, à la limite du fanatisme, et peu aimantes : Ruyu ne sait donc pas exprimer ses sentiments, et ne semblent pas au demeurant en éprouver. Pour Ruyu, Pékin est un nouveau monde : la jeune fille n’est pas habituée à être entourée d’autant de monde, et à la promiscuité qu’entraîne la vie dans un siheyuan (une villa opulente transformée en plusieurs appartements par le parti communiste). Elle n’est pas habituée non plus à l’animosité de Shaoai, la fille de la famille qui l’a recueillie et qui, forte de son statut d’enfant unique, était jusque là le centre de l’attention. Shaoai qui s’est illustrée quelques semaines auparavant dans les événements de la place Tian’anmen et dont le destin est en suspens…
Le récit de Yiyun Li oscille entre passé et présent, allant de l’un à l’autre des protagonistes. A l’âge adulte, Moran et Ruyu vivent toutes deux aux Etats-Unis, déracinées, tiraillées entre deux pays, tandis que Boyang demeure à Pékin. Le roman s’ouvre sur l’incinération de Shaoai, dont le destin brisé a été le déclencheur de tout. Que s’est-il passé exactement ? Qui est le véritable coupable ? Le lecteur se le demande bien, mais au fond, ce n’est pas le véritable sujet du roman. Yiyun Li essaie davantage de dresser le portrait de trois personnages tristes et solitaires, qui sont passés à côté de leur propre vie, que de semer le doute dans l’esprit du lecteur quant au triste sort de Shaoai, à l’agonie pendant près de vingt ans. Car tristes et solitaires, nos trois héros le sont assurément. C’est comme si en quittant le siheyuan de leur adolescence, ils avaient renoncé pour toujours à la notion de foyer. Perpétuellement étrangers à eux-mêmes, et aux autres, ils sont incompris, réputés froids et imperméables aux sentiments. Leurs mariages ont échoué, ils n’ont pas d’enfants. Ils sont libres de partir du jour au lendemain, car rien ne les retient à leur vie actuelle : les relations nouées au cours de leur vie demeurent superficielles, à l’exception peut-être de celle qui occupe Moran une grande partie du roman.
Il émane donc de ce récit une grande tristesse, que ne réussissent pas à atténuer les couleurs flamboyantes de l’automne à Pékin, ou la chaleur forcée et presque fausse des échanges américains. Yiyun Li mène sa barque avec élégance et une certaine retenue : la solitude des personnages n’en est que plus frappante.
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