ROMAN HISTORIQUE — Voilà un roman historique comme on les aime : dense et passionnant, qui suit un personnage des décennies durant, dans un cadre et un contexte somme toute peu développés dans la littérature. La Colonie nous plonge en effet dans le quotidien des colons écossais à la Barbade dans les années 1830, aux côtés d’Elspeth Baillie, une jeune actrice ambitieuse.
Avec sa famille, la jeune Elspeth sillonne les routes d’Écosse pour se produire sur les scènes du pays : rien de très raffiné dans ce spectacle, qui emprunte aussi bien aux oeuvres de Shakespeare qu’aux chansons grivoises ! Mais Elspeth, à dix-neuf ans, possède à la fois du talent et du charme. Il n’en faut pas plus pour qu’elle séduise Lord Coak, un homme d’affaires épris de théâtre qui a l’ambition de développer sa propre scène aux Caraïbes. Elspeth saisit sa chance et quitte son quotidien grisâtre et pluvieux pour le climat tropical de la Barbade.
Arrivée dans les îles, Elspeth est aussitôt séduite : les paysages sont somptueux, et elle découvre un monde libéré des contraintes et des moeurs rigides qu’elle connaissait jusque là en Écosse. Dans ce cadre idyllique, la jeune femme sait que son talent pourra éclater au grand jour, grâce au mécénat de Lord Coak. Mieux : elle commence même à fréquenter Georges, un jeune aristocrate, une idylle qui aurait été inenvisageable au pays du fait de leurs rangs sociaux trop éloignés. Mais brusquement, tout bascule : un ouragan ravage la Barbade, détruisant tout sur son passage. C’est alors la fin de toute un monde. Elspeth va devoir repenser sa vie.
La Colonie a l’étoffe des grands romans historiques : le récit court sur près d’un demi-siècle sans jamais paraître pesant ou ennuyeux ! C’est en effet une histoire pleine de couleurs et de vivacité que nous conte Chris Dolan, s’appuyant sur des descriptions réalistes, à la force presque cinématographique. Lorsqu’Elspeth découvre la faune et la flore de l’île, le lecteur a l’impression de les découvrir avec elle. Ses étonnements et ses joies sont décrites avec justesse. Bridgetown s’impose dès lors à notre esprit, et les succès d’Elspeth nous ravissent. On a hâte de la voir devenir l’étoile des Caraïbes…
Mais le sort en décide autrement et un violent ouragan s’abat sur l’île : le roman prend alors un tour étonnant, aux accents tragiques. Elspeth trouve refuge dans la plantation de Lord Coak, qui continue à lui promettre monts et merveilles, mais n’est en réalité presque jamais là, occupé qu’il est à courir le monde pour ses affaires. Elspeth vit donc en compagnie du Capitaine Shaw, l’intendant des lieux, qui rêve de fonder une colonie au sein de la colonie. Alors que les rêves de ce dernier prennent forme, Elspeth voit peu à peu sa vie défiler devant ses yeux, inexorablement, tandis que s’éloigne de plus en plus la perspective de retrouver la scène. Le lecteur voit les années passer avec beaucoup de nostalgie, attaché qu’il est devenu aux personnages.
Si la plantation vit presque coupée du monde, Chris Dolan ne néglige pourtant pas l’ancrage historique : comme sur le continent américain à la même époque, l’esclavage est un sujet politico-sociétal important. Elspeth s’étonne de la présence des domestiques de couleur qu’elle aperçoit dès le début du roman et même si l’émancipation finit par être proclamée, le racisme et la méfiance à l’égard des métis sont omniprésents. Incarnée par Diana, la sage-femme autoproclamée du domaine de Coark, cette défiance qui puise dans l’ignorance de l’époque prend des accents véritablement tragiques et certaines scènes révoltent le lecteur et font froid dans le dos, au bas mot. Ce microcosme vit selon ses propres lois et selon sa propre morale, édictées par Shaw, le véritable homme fort des lieux, dévoré par l’ambition de jeter les graines d’une nouvelle nation blanche au coeur des Caraïbes. Croyant dur comme fer en l’eugénisme et en la domination de son peuple, pieux mais parfois cruel, Shaw est une figure romanesque passionnante, plus que Lord Coak et Elspeth eux-mêmes. Pourtant, Elspeth est une héroïne captivante, et très aventureuse pour son époque. Quant à Lord Coak, Chris Dolan lui consacre également de très belles pages, décrivant un homme sensible et bienveillant, mais profondément solitaire. Shaw, lui, est un homme bafoué par l’existence, qui estime qu’on lui a volé ce qui lui revenait de plein droit : l’homme est dévoré par l’ambition et par cette frustration qu’il porte en lui depuis l’adolescence. Un cocktail forcément très efficace dans un roman !
La Colonie fascine, et ne lâche pas son lecteur, saisi dès les premières pages. C’est un excellent roman d’apprentissage à la fois beau et terrible, qui ne ménage aucun de ses personnages, et surtout pas Elspeth. Son évolution, de la jeune comédienne enthousiaste à la maîtresse d’un empire sucrier en construction, de la jeune fille romantique des débuts à la femme vaincue par la vie des dernières pages, laisse le lecteur avec une certaine tristesse et l’impression d’avoir lu là un grand, grand roman.
La Colonie, Chris Dolan. Métailié, 2016. Traduit de l’anglais par Céline Schwaller.
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