« Moi, j’aime l’amour » commence Ailing Guo, l’héroïne du roman de Stéphane Fière, Une chinoise ordinaire. Et effectivement, ce qu’on appelle ici pudiquement « l’amour », c’est le fonds de commerce d’Ai Guo, cette jeune femme qui tutoie la trentaine et qui court de visites en visites auprès de « patients », comme elle les appelle. Prostituée de luxe, Ailing devient Aline pour ses clients francophones, ou Aileen pour les anglophones : métamorphe, elle se plie aux désirs de ses riches clients, les « laowai », les « amis étrangers », ceux qui ont de l’argent, suffisamment pour permettre à Ailing d’avoir un train de vie plus que confortable. Gérant sa carrière d’une main de maître, acceptant les rendez-vous tarifés selon ses règles et ses disponibilités, et non celles du client, Ailing est riche, exubérante, parfois méprisante. Elle place l’argent en tête de ses priorités. Elle n’a pas le temps pour l’amour, ou une vie de famille.
Quand s’ouvre le roman, Ailing s’adresse directement à nous, par le biais d’un interlocuteur invisible, chargé par un éditeur de recueillir les propos d’Ailing pour en tirer, peut-être, un livre à succès. Elle provoque, raconte sans fards, ni honte, comment elle s’est extirpée de la pauvreté grâce à sa beauté et à la luxure des hommes. Ce long monologue est souvent interrompu par les appels et textos qu’elle reçoit, ou par les ordres qu’elle crie à sa bonne. Ai Guo apparaît dans la première partie du roman comme une femme froide et calculatrice, insensible, balayant d’un revers de main sentiments et scrupules. Grâce au style choisi par l’auteur, un discours très oral, très spontané, Ai Guo nous apparaît réelle, et très humaine.
Puis, au fur et à mesure que son anniversaire approche, Ailing doute, et commence à remettre en question sa vie : gagner autant d’argent, c’est « glorieux », certes, mais quand vient le soir, Ailing est seule. N’est-il pas temps de se ranger ? Ne risque pas-t-elle de finir seule, vieille fille ? Car, bien que moderne et ouverte à l’occident, la jeunesse chinoise n’en demeure pas moins très traditionnelle : une femme doit se marier avec un bon parti, et avoir rapidement un fils, pour perpétuer la lignée, qui prendra soin des mânes des ancêtres. Ailing se montre progressivement plus fragile, plus attachante, alors qu’elle prend peu à peu conscience de la vacuité de son existence. L’arrivée dans son quartier d’un nouveau voisin va la faire basculer, et remettre en cause les valeurs qu’elle croyait siennes.
Roman véritablement passionnant, Une chinoise ordinaire nous montre, au-delà de l’histoire individuelle d’Ailing, l’évolution de la société chinoise, déchirée entre occident et traditions. Stéphane Fière brosse un portrait assez vaste, évoquant aussi bien ces Chinois qui viennent en Europe en quête d’une vie meilleure, pour finalement n’être qu’esclaves au main de la mafia, que ces paysans qui quittent en masse la campagne pour chercher fortune en ville. A travers Ailing, il évoque également l’image de la femme en Chine, coincée entre ses désirs d’émancipation, et la pression de ses proches, qui réclame une bonne situation et des héritiers. La femme est perçue comme un investissement, qui n’est plus rentable dès lors qu’elle décide de rester célibataire. Si Ai Guo a réussi à s’émanciper et à devenir indépendante financièrement, elle, et ses amies, à l’aube de la trentaine, retombent dans le schéma même qu’elles voulaient éviter jusque là.
Sans jamais tomber dans la vulgarité gratuite, malgré des descriptions crues et réalistes, totalement nécessaires au vu du sujet, Stéphane Fière nous plonge dans un roman sensible et intéressant, et nous fait voyager loin, très loin, grâce à une maîtrise totale de la culture chinoise.
Une chinoise ordinaire, Stéphane Fière. Métailié, janvier 2014.
Par Emily Vaquié
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