Les romans pour adolescents se passant dans un futur lointain et dystopique sont légion. Mais peu sont aussi bons, aussi complets, et aussi effrayants que Les Fragmentés, de Neal Shusterman, auteur américain qui imagine un monde où on peut fragmenter un adolescent, ce qui s’apparente à un avortement entre 13 et 18 ans avant la naissance. En somme, dans le monde des Fragmentés, un adolescent peut se réduire à un ensemble d’organes bons pour la greffe. Cela fait froid dans le dos, et cela soulève bon nombre de questions éthiques…
Connor est un adolescent un peu turbulent. Dans le monde dans lequel il vit, traumatisé par une guerre mondiale, la vie est sacrée, mais d’une manière bien étonnante. L’avortement, tel qu’on le connaît, n’existe pas. Mais pour les adolescents à problèmes, ou pas assez performants, il existe une possibilité rétroactive de résiliation pour les parents : comme le dit la société, mieux vaut être bon à quelque chose en morceaux que bon à rien en entier. Connor va être fragmenté : son corps va être découpé en morceau, ses organes vont être extraits. Ses yeux serviront à un aveugle, ses cheveux à un chauve, son cœur à un cardiaque. Le jeune garçon ne croit pas les balivernes dont on l’abreuve (Tu seras toujours vivant, à ta manière ! Tu aides tant d’autres êtres humains !) et s’enfuit. Dans sa fuite, il sauve Risa, une jeune orpheline promise elle-aussi à la fragmentation et Lev, un « décimé », un jeune garçon issu d’une famille riche qui, très pieuse, a promis de donner un dixième de ses biens (enfants compris !) à l’église.
Récit très maîtrisé, Les Fragmentés fait froid dans le dos et suscite de nombreux frissons d’horreur tout au long du récit. L’histoire s’ouvre sur Connor, notre héros, un jeune garçon plein de ressources, qui s’est un peu trop fait remarquer à l’école. Le jeune garçon est bagarreur. Il découvre que ses parents sont bien las de devoir s’occuper de ses bêtises lorsqu’il trouve un ordre de fragmentation à son endroit. Ses parents, sciemment, ont décidé qu’il serait découpé en morceaux pour être greffé à d’autres. Ils ont voulu que Connor n’existe plus en tant qu’être humain. C’est violent, définitif, cruel. A l’image du héros, le lecteur est choqué : il l’est bien davantage quand il commence à entrapercevoir toutes les conséquences de la fragmentation : la chair devenue un bien commercial, voire un accessoire de mode. Vos poumons sont morts, si vous n’avez pas les moyens, vous aurez bien de nouveaux poumons, mais asthmatiques. Vos yeux ne vous plaisent pas ? Faites-en vous greffer d’autres d’une couleur différente. Et ainsi de suite…C’est tout bonnement malsain, à mille lieux du don d’organes tel qu’on le connaît dans notre monde. Les adolescents sont contraints et leur vie n’a aucune importance.
Connor et Risa évoluent dans un monde où chacun peut les dénoncer : le danger est permanent. Leur monde est plein de contradictions : la vie est supposée sacrée, mais on peut sacrifier des adolescents, on ne peut pas avorter, mais on peut abandonner son enfant sur le pas d’une porte…Le lecteur oscille entre fascination et écœurement. On ne parvient pourtant pas à lâcher ce livre, même quand il décrit un « camp de collecte » où se fait la fragmentation, un camp vivant les yeux rivés sur un bâtiment appelé la « boucherie », où s’organise l’opération. Ce camp met le lecteur extrêmement mal à l’aise et n’est pas sans rappeler les camps de concentration de la deuxième guerre mondiale. De même, la foi de Lev, qui part pour le sacrifice le sourire aux lèvres, persuadé de faire ce qui est juste, est particulièrement choquante. Lev a été élevé dans la croyance qu’à treize ans, il sera fragmenté pour le bien de tous. Il lui faudra un sauvetage musclé et bien malgré lui pour qu’il ouvre les yeux sur l’horreur à laquelle ses parents le destinait. Les adultes présents dans Les Fragmentés, à quelques exceptions près, sont tous coupables, par leurs actions directes, comme les parents de Lev ou de Connor qui signent l’ordre de fragmentation de leurs enfants, ou par leur inaction face au carnage. Seuls quelques uns ont le courage de se révolter.
Les Fragmentés est un excellent roman jeunesse, qui dérange et amène le lecteur à se poser beaucoup de questions. Il est très difficile de le lâcher avant la fin, grâce à une narration vive, et à de courts chapitres mettant en scène chacun des personnages. Incontournable.
Les Fragmentés, Neal Shusterman. MsK, 2012.
Je lis pas, je l’ai acheté l’année dernière, tu me donnes envie de le déterrer :
c’est glaçant, ton billet aussi fait froid dans le dos !!!
je note malgré tout, si cela amène à réfléchir mais les ados peuvent-ils accéder à une telle violence même imaginée ? (c’est une vraie question)…je ne sais si j’oserais offrir ce livre, d’après ton billet…bonne journée
Je pense que ça dépend vraiment de l’ado. Personnellement, je le passerai sans problèmes à ma cousine de seize ans.
Très jolie chronique qui me donne vraiment envie de découvrir le livre! C’est vrai qu’en ce moment, les dystopies jeunesses ne manquent pas… Est-ce que c’est le premier tome d’une saga ou il n’y a qu’un seul livre?
Une chronique très accrocheuse qui me donne vraiment envie de lire ce livre !
Bouh, voilà qui fait froid dans le dos ! Très belle chronique, en tout cas car, malgré tout, tu donnes envie d’y jeter un œil (surtout si c’est aussi bien écrit que L’Eternéant). La dystopie est certes à la mode, mais je crois que Neal Shusterman s’en sort extrêmement bien (et propose un thème affreusement glauque, mais qui semble réaliste, c’est bien le pire) !