L’arme à gauche

l-arme-a-gauche-rafael-torres-9782859405656

Qu’est-ce qui peut bien relier Adela Rueno, cette servante cataleptique, à Fausto del Castillo, victime d’un hasard étonnant, à Rosita Hadad, fille d’un buraliste et d’une recycleuse de mégots sales qui se fait transfuser du sang de boeufs, élixir contre la faiblesse organique, à deux octogénaires claudicants, héros des révolutions passées et vitimes d’une malheureuse exécution sommaire, à Aniceto Rodriguez, veuf pour la sixième fois, condamné à voir mourir toutes ses épouses une fois épousées, à Ahmed-ben-el-Arbi-el-Ahmar, ultime descendant de la famille nazarite qui régna à Grenade, et à Basilio Alameda, le dernier bandit des monts de Tolède – pour n’en citer que quelques-uns ? La mort, tout simplement. Dans son plus simple appareil.

« Vous connaissez la fin : tout le monde meurt. Certes la mort arrive à pas mal de gens, un jour ou l’autre. […]
Est-ce que la mort crée des liens entre les êtres ? » Windows on the world,
Frédéric Beigbeder

La mort, tant actrice que narratice de ce roman, nous livre les surprenants portraits de dix-huit personnages, ou pour être plus précis, de dix-huit cadavres. En effet, les protagonistes sont des cadavres, des corps sans vie, désagrégés parfois ou « simplement » amputés de quelques membres ; bref, dix-huit visages sans lien apparent – si ce n’est celui de la guerre civile en toile de fond, et de cette mort, omniprésente, vicieuse, complice d’un lecteur qui n’est autre que le témoin privilégié de cette croisade contre la Vie. La mort s’ouvre à son lecteur, la mort se dévoile, la mort peut être amicale – quand elle en fait l’effort. La mort est dans tous les recoins de ce récit : actrice vivant ses heures de gloire, vedette d’un tragique ballet, mais aussi émissaire de l’au-delà, elle traque ses victimes jusqu’à ce que sa lame acérée ne s’abatte sur elles. Ne vous attendez pas à des destins que l’on pourrait envier, à des fins heureuses comme celles que l’on trouve dans quelques-uns de ces bons bouquins pour enfants.

Ici, la mort ne fait pas de discrimination entre les gens : directe, brutale, injuste dans tous les cas, elle les emporte les uns après les autres, parfois en même temps – comme unis dans ce destin un brin particulier –, dans un contexte tout aussi dramatique que l’est cette fin qui coupe tous les personnages dans leurs élans : la guerre civile. Effectivement, sur fond de guerre civile espagnole durant laquelle deux camps s’entre-déchirent, les portraits sont l’occasion d’aborder la mort avec humour, grotesque et dérision parfois, et une bonne dose de sarcasme : il s’agit, dans ce roman de Rafael Torres, de mettre en avant les destins anonymes de milliers de victimes de cette guerre sans limites et sans foi, tout en montrant son absurdité au travers des fins ridicules des personnages, qui subissent les revers de tant de combats acharnés…

Rafael Torres, en faisant ce pari risqué de dévoiler la mort dans toute sa brutalité, dédramatise la situation tout en faisant prendre conscience d’une réalité que l’on s’imagine aisément : avec une totale objectivité, les tableaux sont présentés au lecteur comme des injustices subies par ces « petites gens ». Le drame surgit un « beau » matin au ciel bleu azur, et laisse place, petit à petit, à cette tempête que le vent ne parviendra que difficilement à chasser. Pour mieux témoigner de l’absurdité de la guerre, l’auteur laisse la mort « se deshabiller » et se dévoiler dans son plus cruel apparat : celui de l’absurde, de l’injuste, du hasard. N’y a t-il fin plus malheureuse que celle qui surgit alors que l’on est totalement innocent ? Pis, n’y a t-il destin plus tragique que celui d’une mort qui vous emporte le plus simplement du monde, et bêtement, qui plus est ? « Pourquoi moi », entend-on au loin ?

 

263707 des-manifestants-ont-installe-le-31-janvier-2012-a-m

Le constat de L’Arme à gauche, c’est cette facilité avec laquelle la mort nous fauche, comme si l’être humain marchait constamment sur un fil tendu vers un futur incertain, funambule-accrobate poursuivi par la mort qui ne cesse de rôder, qui à tout moment risque de chuter et d’entreprendre cet aller simple vers l’oubli. Vicieuse, aveugle et totalement dénuée de sentiments, elle tranche l’air de sa lame, à la recherche de quelques corps qui passeraient par là. Aux frontières du réalisme parfois, les morts se succèdent, chapitre après chapitre, de dix-huit manières différentes, explorant ainsi la multiplicité des situations, les hasards malheureux, la complexité de la vie – risible et cynique bien souvent ; bref, la surprise est la compère du lecteur, qui ne s’ennuie décidément pas avec cette grande blagueuse qu’est la mort. Ces morts ne sont que les reflets d’une situation bien plus complexe, que l’auteur explore sans profondeur, avec une grande naïveté – ce qui détone avec la réalité des événements –, comme s’il brossait un tableau en esquissant simplement les conteurs, avec sobriété et une grande économie des mots. Mais que le lecteur ne l’oublie pas : la guerre tue au quotidien, la mort est justement là pour nous le rappeler.

Cette « éternelle » guerre, infatigable, qui pointe le bout de son nez à la moindre mésentente, broyeuse de vies ordinaires, est la toile de fond de ce massacre collectif. Cependant, l’auteur a pris soin de se concentrer sur des personnes anonymes, comme vous et moi, qui ne connaissent de la célébrité que le mot. Méprisés par la Grande Histoire, celle que l’on enseigne dans les écoles et qui ne livre que les grands noms des Prestigieux Héros de notre patrimoine historique, ils ont pourtant été les Grandes Victimes et les Petites Gens de cette même Histoire. Alors, pourquoi les avoir oubliés ? Rafael Torres prend soin de ne choisir que des anonymes de la guerre civile, espagnols ou étrangers qui, présents au mauvais moment, ont vécu la même fin que ces grandes « célébrités » des barricades et des montes. Trop souvent oublié des manuels scolaires, le peuple s’impose en martyr et reprend la place qu’on lui a trop longtemps dérobée.

Si l’oeuvre de Rafael Torres peut paraître fragmentée, complètement explosée – mauvais jeu de mot –, sans queue ni tête – récidive de mauvais goût –, elle garde malgré tout une certaine cohérence et une logique que le lecteur peut suivre aisément. Au-delà des apparences trompeuses de l’extrême simplicité de l’oeuvre, l’auteur révèle un immense jeu narratif, des ponts entre les récits, des références implicites à des personnages sans vie depuis quelques chapitres déjà : les personnages se croisent, se confondent… et se séparent. L’attention du lecteur est exigée en permanence pour reconstituer cette immense toile des petites histoires de la guerre civile.

 Plus de 100 000 personnes ont disparu entre 1936 et 1951 en

En quelques mots

Habituellement si silencieuse et si pudique, la mort, dont aucun défunt n’est pour le moment revenu de ses entrailles, s’ouvre à la confession, et nous dévoile le difficile combat du souvenir contre l’oubli. En effet, le thème de la mémoire s’impose comme le cœur du récit, comme le souffle rauque de ces mutilés et ces grands blessés qui, aux portes de la mort, nous laissent comme unique héritage leur témoignage d’une existence broyée par la guerre, arrachée d’entre les siens, volée par la bêtise humaine. La fiction entretient ici la mémoire, celle d’une guerre comme un symbole de toutes celles que l’Homme a menées – et ménera – contre lui-même. Mais celle-ci n’aura pas été vaine et capricieuse : elle se fit pour que naîsse, un jour, la Liberté…

Liens photos : première photo ; deuxième photo

L’Arme à gauche, Rafael Torres. Phébus, 1999.

Par Maxime

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.