La Grande guerre comme vous ne l’avez jamais lue

Compagnie K, de William March, est un témoignage incontournable de la première guerre mondiale : pourtant il faut attendre quatre-vingt ans pour que ce livre ne soit traduit en français. Gallmeister répare cette injustice en le publiant en septembre 2013.

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William March s’est engagé en 1917 et revient décoré de pas moins de trois médailles. Mais le traumatisme de la guerre le hante. On ne sort pas indemne des tranchées, et il ne peut oublier tout ce qu’il a vu sur le front. En 1933, il publie Compagnie K, que l’on compare alors à A l’ouest rien de nouveau, d’Erich Maria Remarque. Compagnie K prend une forme romanesque des plus singulières, car le livre donne la parole à chacun des soldats de la compagnie K, qui confient au lecteur remarques, témoignages, souvenirs, voire l’instant de leur mort, permettant à chacun de ses hommes d’émerger de la masse et d’avoir sa propre page d’individualité. Les hommes de la compagnie K ne connaissaient pas la guerre : aux États-Unis, on leur dit qu’en s’engageant, ils deviendront des héros, qu’ils serviront leur patrie, qu’ils iront se battre pour défendre les valeurs de la démocratie contre l’ignoble tyran allemand. On les exalte, on leur promet de la considération, un destin d’exception, de l’héroïsme. La réalité est un véritable choc pour ces hommes, qui découvrent la boue, le froid, la faim, la mort. Dans les tranchées, la vie peut cesser à tout moment. Un des soldats explique qu’il a faim en permanence, un autre qu’il ne supporte plus la crasse permanente dans lequel il évolue. Le sergent en charge de la cuisine exprime son angoisse et son impuissance face à toute une garnison de soldats affamés. Les ordres sont parfois absurdes, voire cruels. Mais quand on vous demande de vous jeter devant l’ennemi, ou d’abattre des prisonniers sans défense, que pouvez-vous faire ? Désobéir, c’est s’exposer à être abattu sur place, ou condamné par un tribunal militaire. Vous êtes pieds et poings liés par la guerre.

Au fil des pages se dévoilent les attaques surprises, les nuits glaciales dans les tranchées, le ballet des obus qui sifflent à vos oreilles, le gaz qui se répand et vous asphyxie lentement. Les hommes sont désespérés : certains envisagent de se mutiler eux-mêmes pour quitter le chaos du front, d’autres songent au suicide. La seule solution pour ne pas devenir fou ? Se concentrer sur des petits riens, et diaboliser l’ennemi, en essayant d’oublier qu’en face, il s’agit aussi d’êtres de chair et de sang. Cent treize soldats prennent ainsi la parole : certains sont honnêtes, d’autres des fripouilles, certains sont pragmatiques, d’autres complètement perdus. L’un d’eux explique avec suffisance comment il a échappé au front pendant tout le conflit, un autre raconte de manière terrible la perte de ses illusions, alors qu’il est à l’agonie, éventré par des barbelés. Le récit de William March est terrible, et on se sent de plus en plus oppressé par la lecture de ces petits morceaux de vie : pourtant, on ne peut lâcher Compagnie K. On lit ce livre de bout en bout, fasciné, et horrifié tout à la fois.

William March évoque également la difficulté du retour à la vie civile. On n’arrive pas vraiment à savoir ce qui est le plus terrible pour ces hommes : avoir vu la mort de près, ou l’avoir causée. Certains ont été défigurés (les fameuses « gueules cassées ») et subissent le rejet de leur famille, et de leur fiancée. Si l’Amérique les avait acclamés à leur départ, beaucoup de soldats se heurtent bien vite à la gêne et à l’hostilité de leur entourage, qui n’a qu’une envie, oublier et passer à autre chose (« Je sais que ça doit être  douloureux de repenser à tout ça, tu n’as pas besoin d’en parler » dit une mère à son fils, coupant court à toute tentative de parole, et donc, de thérapie). William March montre avec beaucoup de justesse le traumatisme et le pessimisme d’une génération qui s’est sentie flouée, parce qu’on lui avait décrit la guerre comme belle et juste, et sacrifiée. C’est un grand livre, que l’on devrait tous lire de toute urgence pour comprendre l’horreur des tranchées, et la difficulté de l’après-guerre. Un document historique de premier ordre, basé sur l’expérience de l’auteur.

Compagnie K, William March. Gallmeister, septembre 2013. Rentrée littéraire 2013.

Par Emily Vaquié

A propos Emily Costecalde 1154 Articles
Emily est tombée dans le chaudron de la littérature quand elle était toute petite. Travaillant actuellement dans le monde du livre, elle est tout particulièrement férue de littérature américaine.

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