En cette sale époque de retour à l’ordre moral et aux pensées politiques les plus immondes, il est bon de se réfugier dans la discrétion de nos appartements pour y mener tout plein d’activités décadentes, comme par exemple s’adonner à la lecture d’auteurs réellement impertinents. Les faux provocateurs masquant tant d’œuvres plus intéressantes.
On lira donc avec plaisir la nouvelle publication en traduction française de Sofi Oksanen, la belle finno-estonienne diaphane aux dreadlocks fluo. Baby Jane est en réalité son deuxième roman, paru en 2005 en Finlande, après Les vaches de Staline et avant Purge (Prix Femina étranger 2010). S’il n’a pas la force et la violence prodigieuse de ce dernier, il n’en est pas moins éminemment transgressif dans les thématiques abordées. Le titre de ce livre est emprunté à Mais qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, film réalisé par Robert Aldrich en 1962 dans lequel une vieille gloire de la chanson vit désormais seule, oubliée et à demi folle, comme l’un de deux personnages principaux ici.
Dans le Helsinki de la fin des années 1990, un amour fort, sincère mais destructeur se noue entre deux femmes, Piki, la lesbienne la plus enviée de la capitale et la narratrice qui vient d’arriver en ville ; histoire sans doute inspirée par la propre expérience de Sofi Oksanen qui n’a aucun problème pour revendiquer sa bisexualité. Piki possède une voix enjôleuse et la narratrice un corps extraordinaire ; et toutes deux un goût prononcé pour l’alcool et un certain sens du luxe. Mais elles au chômage et dépressives, encore jeunes et comme déjà perdues. Piki vit la plupart du temps recluse, ne sort plus que la nuit et se fait livrer ses courses par Bossa, l’une de ses ex, effacée et dévouée qui suscite la jalousie de la narratrice.
Pour survivre, les deux jeunes femmes ont l’idée de se lancer dans le commerce de petites culottes et chaussures à talons usagées en utilisant les petites annonces et le télétexte. Un service précurseur du très curieux vendstaculotte.com en somme. Piki recevra les commandes par téléphone et la narratrice prêtera son corps pour les photos, portera les sous-vêtements le temps nécessaire et s’occupera des expéditions postales.
Excellent et effrayant sujet que celui de ces femmes obligées de travailler pour des services de téléphone rose, à l’image de la lycéenne Asako dans Install (Wataya Risa, éd. Philippe Picquier 2006 pour la traduction française) qui décide un jour de ne plus aller en classe et commence à travailler sur un site internet de chat érotique.
Un roman très actuel sur les nouveaux avatars du plus vieux métier du monde et les dégâts de la société sur les relations humaines. Une société pas toujours idyllique, même en Fennoscandie, contrairement à l’idée reçue la plus courante que vient à présent nuancer la profusion de polars nordiques, le drame d’Utøya et l’œuvre de Sofi Oksanen. Personne n’échappe aux ravages de la compétition mais une lecture telle que Baby Jane a quelque chose de mélancoliquement rassurant.
Baby Jane, Sofi Oksanen. Stock, mai 2014.
Je n’ai encore lu aucun livre de Sofi Oksanen (oui, je sais, c’est mal) mais je vais rattraper mon retard, sans doute en commençant par celui-là…